portrait de Roheim par Emeline Hayward North - 1950 Roheim Geza
Terre nataleThéorie ontogénétique de la cultureAddenda : Malinowski
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28/12/14

 

Géza Róheim : Vie et œuvre

 

Terre natale

« ...que l’on recouvre ma tombe de l’ancien drapeau national hongrois, et que l’on n’y jette pas de fleurs pour que tout le monde puisse le voir. » [1]

Ce vœu testamentaire d’un homme qui fut un migrant et dont une des tâches fut de montrer l’universalité du complexe d’Œdipe a quelque chose d’émouvant. La vie de Géza Róheim est pleine de ces choses qui, dans d’autres cas et d’autres contextes, pourraient paraître contradictoires. A quelques années près, Róheim est né avec Budapest [2], avec la fin de l’empire des Habsbourg et l’émergence de la Hongrie moderne. Il naquit le 12 septembre 1891 et fut l’unique enfant d’une famille juive de riches commerçants.

Roger Dadoun [3], à qui nous devons la seule étude [4] conséquente et incontournable de la biographie et de l’œuvre de Róheim, rapporte «  (qu’) âgé d’à peine onze ou douze ans, son père lui ouvre un compte dans une des plus vénérables librairies de Budapest, qu’il se met alors à fréquenter assidûment..  ». C’est aussi d’une histoire de livres dont se souviendra un autre psychanalyste célèbre, René Spitz : « Géza Róheim était âgé d’environ cinq ans lorsque je fis sa connaissance... Nous avons tous deux conservé ce même souvenir : il me fit connaître Alice au Pays des merveilles, et je lui remis pour ma part son premier livre de folklore, Les Mille et une nuits.. ».[5]

Dévoreur, Róheim ne le fut pas seulement de livres il le fut aussi de bonne chère et de vin, confiant par exemple à l’un de ses étudiants n’avoir point bu un verre d’eau depuis quarante ans. Son intérêt précoce pour le folklore, Róheim l’attribuera à un grand-père raconteur d’histoires de la mythologie hongroise : « C’est ainsi que l’interrogation : D’où viennent les enfants ? fut chez moi résolument déplacée en direction de l’anthropologie. ». En 1909, l’année de son baccalauréat, il fit sa première conférence à la Société Ethnographique hongroise sur la mythologie de la lune. Sa formation universitaire se fera à Budapest et Berlin (1911) avec un semestre à Leipzig. Il obtint son diplôme en 1914 avec la géographie comme matière principale. Intéressé très tôt par la psychanalyse dont «  ..(je) acceptais sans trop de réticence le principe général..  », il entreprit une analyse avec Sándor Ferenczi puis avec Vilma Kovàcs. Il rencontra Freud en 1918 au Congrès de Budapest.

 

Il faut noter, comme le fait Jean-Michel Palmier [6], l’importance du climat intellectuel de Budapest dans ce début du XXème siècle. Libérée de l’empire austro-hongrois la Hongrie était alors traversée à la fois par des mouvements nationalistes et révolutionnaires, des mouvements de réappropriation de son fond culturel propre en même temps qu’un élan vers l’ouest. L’œuvre poétique et la personnalité d’Endre Ady représente une condensation extraordinaire de cette vitalité. Róheim a vécu sa jeunesse et ses années de formation dans un Budapest où l’on discutait de Baudelaire aux terrasses des cafés, où Bartók puisait dans le folklore paysan, où l’effervescence intellectuelle se concrétisait dans des revues couvrant un champ s’étendant de la littérature à la sociologie comme Nyugat, c’est à dire Occident, et Huszadik Század.

Seulement une dizaine d’années séparent la rencontre de Freud et Ferenczi (1908) du gouvernement communiste de Béla Kun (1919) qui donnera une reconnaissance officielle à la psychanalyse, la première dans l’histoire et peut-être la seule d’une manière aussi manifeste. Kincsõ Verebélyi conteste sur la base de recherches effectuées au Muséum National Hongrois qu’une chaire d’ethnologie eût été créée pour Róheim : «  il s’avère que Róheim a été simplement invité à faire des conférences à l’Université.. ». Quoiqu’il en soit, cette période fut de courte durée. Le gouvernement contre-révolutionnaire de l’amiral Horthy installé en août 1919 chassa les communistes et leurs sympathisants de tous les postes officiels.

Un Comité Politique d’Épuration congédia Géza Róheim. Ainsi après avoir eu un poste à la Bibliothèque Széchenyi du Muséum, avoir fait des travaux sur le folklore hongrois, avoir été rédacteur en chef d’une série « Essais d’ Ethnopsychologie », Géza Róheim disparaîtra de l’ethnographie officielle hongroise et à deux ou trois exceptions près, il ne publiera plus dans sa langue maternelle. La volonté testamentaire avec laquelle nous avons introduit cette partie est un témoignage de l’importance de l’attachement de Róheim à sa terre natale et d’un sentiment qui fut sans doute douloureux, sentiment né à cette période et exacerbé quelques années plus tard dans l’exil.

 

« La civilisation a son origine dans l'enfance retardée, et sa fonction est de sécurité. C’est un gigantesque système d’essais plus ou moins heureux pour protéger l’humanité contre le danger de la perte de l’objet -- efforts formidables faits par un bébé qui a peur de rester seul dans le noir. »

Origine et fonction de la culture (1943 :152)

« Nous naissons porteurs d'un conflit entre notre héritage le plus ancien et notre héritage le plus récent, et quelque chose en nous, que la psycha-nalyse définit en termes plutôt vagues comme étant le moi, n'est autre que la défense de l'individu contre ce conflit qui lui est inhérent. Cette fonction synthé-tique sous-tend cette autre fonction synthétique de médiation entre le ça et le surmoi. La lutte est éternelle, le résultat sans cesse remis en cause. »

Dernières lignes, de : Les portes du rêve

Cette photographie (vers 1933) a été prêtée par le Dr Werner Muensterberger pour l'ouvrage Fire in the dragon

 

Terres lointaines

« En chambre, chez soi, on ne peut pas faire d’ethnologie valable (wissenswert) » [7]

Jusqu’en 1928, Róheim fera beaucoup d’ethnologie psychanalytique sur documents dont, au début des années 20, son travail remarqué par Freud sur le totémisme australien. Quel aurait été le destin de Róheim si un autre ethnologue, Bronislaw Malinowski, n'avait pas critiqué l'universalité du complexe d'œdipe, pièce maîtresse de l'édifice freudien ? A cette époque Malinowski avait déjà une place éminente dans le milieu ethnologique. Fort d'une expérience de terrain inégalée jusqu'à lui, fort d'un ouvrage extraordinaire, Les Argonautes du Pacifique occidental, fort du soutien des plus illustres anthropologues anglais, de Sir Frazer à G. Seligman, et fort d'une personnalité peu commune, les critiques de Malinowski avaient quelque peu ébranlé la tranquille assurance du monde psychanalytique.

Quelles étaient les données du problème ?

« Tout le drame freudien se déroule au sein d'une organisation sociale d'un type défini, dans le cercle étroit de la famille qui se compose du père, de la mère et des enfants. C'est ainsi que le complexe familial, qui constitue, d'après Freud, le fait psychologique le plus important, résulte de l'action qu'un certain type de groupement social exerce sur l'esprit humain. » (Malinowski 1921 :14)

Les travaux de Malinowski concernaient une population des Iles Trobriand dont le mode de parenté est matrilinéaire [8]. Or, constatait-il, l'importance sociale de la mère, l'effacement du père et le rôle capital de l'oncle maternel conduisent à une configuration socioculturelle qui n'a rien de comparable à celle du monde européen. Pour Malinowski, Œdipe était absent. Ce dernier avait certainement voyagé de Thèbes à Corinthe (aller-retour), éventuellement de la Grèce antique à la capitale de l'Empire austro-hongrois mais il n'avait pas séjourné en Mélanésie. Ernest Jones, psychanalyste anglais, avait bien tenté de répondre aux objections de Malinowski mais il l'avait fait de manière maladroite sans intégrer véritablement les données ethnographiques.

Freud, Ferenczi, Vilma Kovàcs et Marie Bonaparte considérèrent que Róheim était la personne la plus compétente pour faire la jonction entre psychanalyse et anthropologie. Soutenus par ce groupe et par le soutien financier de la Princesse Bonaparte, Róheim et son épouse Ilonka organisèrent donc un voyage d'études qui, d'une certaine manière, sera aussi celui de leur vie puisqu'un véritable retour en Hongrie deviendra impossible quelques années plus tard à cause de la montée du nazisme.

Ce voyage mènera le couple successivement à Aden et à Djibouti, en différentes régions d'Australie, en Nouvelle-Guinée, de nouveau en Australie puis en Arizona dans la réserve des Indiens Yuma. Après une série de conférence à Chicago, New York, Paris, Berlin, les Róheim rentreront quelques années à Budapest avant de devoir s'exiler aux États-Unis en 1938. Pendant deux ans, Róheim travaillera à l'hôpital de Worcester. Magie et schizophrénie, publié après sa mort, relate une partie de cette expérience, plus précisément celle d'une écoute attentive et prolongée auprès d'un patient. Róheim définira la schizophrénie comme la psychose magique par excellence, ceci expliquant le titre de l'ouvrage. Il s'installera ensuite à New York où il ouvrira un cabinet, participera à la vie de l'Institut de Psychanalyse, écrira de nombreux articles et publiera plusieurs ouvrages dont le célèbre Origine et fonction de la culture sur lequel nous nous attarderons dans une prochaine partie.

 

Australie centrale Il semble que ce soit la rencontre avec les Australiens, entendus ici comme autochtones ou aborigènes, qui a été pour lui non seulement la plus enrichissante mais celle où il a manifestement vécu « un contre-transfert positif ». Dans l'introduction à Les portes du rêve, ouvrage phénoménal et condensé de son œuvre, Róheim écrit : « combien de portes me seraient restées fermées, si les « êtres éternels du rêve », les altjiranga mitjina, ne m'en avaient pas souvent fourni les clefs ! » Les êtres éternels du rêve, altjiranga mitjina, est une notion d'une grande complexité, tout au moins pour les esprits « formatés » aux représentations religieuses les plus communes. Róheim en parle longuement dans The Eternal Ones of the Dream traduit en français sous le titre de Héros phalliques et symboles maternels dans la mythologie australienne. De nombreuses discussions ont eu lieu autour de altjira et de ses dérivés et elles sont rapportées par Róheim dans l'ouvrage ci-dessus. Dans les groupes de l'ouest le mot tjukurpa est l'équivalent de l'altjira du groupe Aranda (Arunta).  

Barbara Glowczweski [9] écrit que ces termes désignent « les récits mythiques d'êtres ancestraux totémiques qui, en voyageant, ont marqué de leurs traces des sites terrestres où ils vivent pour l'éternité.. » Les interprétations restent diverses tant il est difficile de se représenter ce Temps du Rêve. Au-delà de l'ethnologie, il est peut-être intéressant de s'adresser à la littérature ; nous pensons ici spontanément à un roman de Mudrooroo intitulé Le maître du rêve-fantôme [10] dans lequel on peut pressentir cette intrication particulière entre le rêve et la réalité. Peut-être même peut-on se représenter ce Temps du Rêve et ce qui s'y est passé comme la matrice de notre réalité inscrite dans l'historique. Nous le comprenons quant à nous, mais bien sûr dans une sensibilité psychanalytique, comme si la réalité nous était donnée seulement après qu'un fantasme ait pu en constituer un cadre sensé. Ce n'est pas autrement que Sigmund Freud, et cela dès son ouvrage fondateur Die Traumdeutung, [11] expliquait la construction de la réalité à partir du manque et du désir chez le nourrisson. Pour aborder cette question au niveau anthropologique nous renvoyons à un ouvrage d'Alain Testart [12].

Cette interprétation pourrait en partie expliquer le contre-transfert positif de Géza Róheim. Les Australiens, comme les Mohaves pour Georges Devereux, « parlent » comme la psychanalyse. C'est ainsi que Devereux exprimait leur influence sur sa propre adhésion à cette théorie, influence que n'avaient pas eu les Sedang du Viêt Nam envers lesquels Devereux disait ressentir un contre-transfert négatif. Nous verrons d'ailleurs dans la prochaine partie comment les conceptions de Róheim concernant la culture pourraient contribuer à interpréter ces contre-transferts.

 

Statuette commandée par Roheim Dragon dans un escalier de la Villa Roheim  Iles d'Entrecasteaux - Massim

* Cette figurine fut commandée en 1932 par Róheim à un sculpteur autochtone afin d'illustrer une histoire entendue. Constituée de bois et fibres, elle mesure 35 cm et provient des Iles d’Entrecasteaux, aire culturelle dite Massim. Musée d’ethnographie de Budapest – photo G. Bonnet - dans : Art papou – Austronésiens et Papous de Nouvelle-Guinée – Réunion des musées nationaux, 2000 // * Dragon ornant un escalier dans la Villa Róheim à Budapest. // Terrains de recherche de Malinowski et de Róheim.

 

 théorie ontogénétique

 

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Notes et bibliographie.


- 1 - Verebélyi (K), Géza Róheim, dans Le Coq-Héron, n°70, 1978. - retour -

- 2 - C'est en 1873 que fut décrétée la fusion de trois villes, Buda, Ó-Buda et Pest - retour -

- 3 - Dadoun (R), Géza Róheim, Paris, Payot, 1972 - retour -

- 4 - Peut-être devrions-nous ajouter la thèse de doctorat d'ethnologie en 1979 de Kincsõ Verebélyi (citée plus haut) que nous ne connaissons qu'en référence bibliographique. - retour -

- 5 - Cité par Dadoun à partir de Spitz (R), Obituary of Géza Róheim, dans Psychoanalytic Quaterly, 22, 1953, p.324-327. - retour -

- 6 - Palmier (J-M), La psychanalyse en Hongrie, dans Histoire de la psychanalyse (dir. Jaccard (R) ), Paris, Hachette, 1982, tome 2, p. 163-212 - retour -

- 7 - Dans une des lettres adressées à son analyste, Vilma Kovàcs, datée du 15 février 1931 et écrite à Yuma dans l'Arizona. - retour -

- 8 - Matrilinéaire : qualifie un type de filiation selon lequel un individu appartient à un seul groupe de filiation, en l'occurrence ici celui de sa mère et donc de la file des femmes à laquelle cette dernière appartient. S'il s'agissait du père (et donc de par les hommes) on parlerait de patrilinéarité. Il existe aussi les filiations bilinéaires, bilatérales ou indifférenciées, parallèles etc. - retour -

- 9 - Glowczweski Barbara, Entre Rêve et mythe : Roheim et les Australiens, in revue L'Homme, n°118, avril-juin 1991, p. 125-132 - retour -

- 10 - Mudrooroo, Le maître du rêve-fantôme, éditions de l'Aube, 1995 - retour -

- 11 - Freud Sigmund (1900), L'interprétation des rêves, paris, P.U.F., pour l'édition de 1976, le texte auquel on fait référence se situe page 481. Notre regretté Professeur René Laloue nous avait dit : « .. si je devais emmener un seul livre, ce serait L'interprétation des rêves, et si cela devait être une seule page, ce serait celle-ci.. » - retour

- 12 - Testart Alain, Des dons et des dieux, Paris, Armand Colin, 1993 - retour -

Tjukurpa : Laurent Dousset dans une communication personnelle avait proposé les significations suivantes (rapidement et par courriel) :

 1) Histoire/narratif mythique

 2) Le temps/époque/période dans laquelle ce narratif se produit. En fait, c'est un temps passé, présent et futur en même temps. (Dreamtime)

 3) La loi (culturelle et cosmique)

 4) Le rêve à proprement dire. Encore qu'il y ait d'autres termes pour désigner le rêve. En réalité, l'association entre rêve et tjukurpa est établie lorsque la personne pense avoir rêvé une histoire mythique. - retour -

Auteur cité :

Malinowski Bronislaw (1921), La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, Paris, Payot, 1932, 1976, éd. 1990

Malinowski Bronislaw (1922), Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1963 puis 1989 avec une préface de Michel Panoff.

 

 

©  - Fermi Patrick - 17 septembre 1998