ethnopsychiatrie - ethnopsychanalyse : les ancêtres fondateurs
[ Pour une approche plus détaillée des premiers paragraphes qui suivent, nous renvoyons le lecteur à notre page Ethnopsychanalyse : esquisse d'un roman familial. ]
Il est toujours possible de trouver des précurseurs toujours plus anciens. Quelques auteurs, et certainement à la suite d'Henri F. Ellenberger (9) , mentionnent Hippocrate et son intérêt pour la maladie des Scythes dans Des airs, des eaux, des lieux. Ces introductions "universitaires" sont toujours très intéressantes mais elles font disparaître les égarements, les ruptures épistémologiques et les mouvements collectifs d'idées. Les théories sont aussi des tribus et nos appartenances nous soumettent à des règles souvent implicites de conduites. Ces introductions induisent des représentations de filiation et de lignage dans lesquelles des rites de passage (examens -mémoires - thèses..) nous inscrivent. Cette continuité et cet enracinement sont rassurants car il est possible de se protéger derrière des maîtres mais c'est le plus souvent au prix d'un estompage des faits voire de déformations.
Le Dictionnaire de la psychanalyse d'Elizabeth Roudinesco et de Michel Plon considère qu' « historiquement,
l'ethnopsychanalyse est née de l'ethnopsychiatrie fondée par Emil
Kraepelin. » même si l'article commence par rappeler que Géza Róheim en fut l'initiateur. Le même article s'achève d'ailleurs par un constat de décès « c'est l'expression psychiatrie transculturelle qui a fini par s'imposer en lieu et place d'ethnopsychiatrie ou ethnopsychanalyse, trop chargées d'ethnocentrisme. » (10)
Au niveau hexagonal, Raymond Fourasté dans son Introduction à l'ethnopsychiatrie (11) cite Henri Aubin comme l'un des pionniers de la pensée ethnopsychiatrique française. Nous restons réservés sur cette appréciation car les articles de ce psychiatre ont à notre sens très mal vieillis. Dans le Manuel Alphabétique de Psychiatrie d'Antoine Porot, classique s'il en est, on y trouve bien Ethno-psychiatrie, Noirs (psychopathologie des) mais avec des commentaires du style « Chez eux, les besoins physiques (nutrition, sexualité) prennent une place de tout premier rang.. ». Les Indigènes nord-africains quant à eux manquent de curiosité intellectuelle, sont crédules et suggestifs et leurs états affectifs sont peu différenciés ce qui explique leurs explosions de fureur analogues à celles des noirs. Qu'on ne se méprenne pas, nous pouvons comprendre que de telles préoccupations puissent être "notables" pour l'époque (rédigé d'abord en 1952) mais elles n'ont cependant pas le caractère de pouvoir être considérées comme fondatrices ou novatrices. Lévi-Strauss et Géza Róheim avaient déjà abordé d'une autre manière " la mentalité primitive ". Dans la quatrième édition de 1969 pourtant remaniée, les articles sont encore inchangés alors même qu'Aubin rapporte le travail des Ortigues sur Oedipe africain.
Laplantine considère Géza Róheim comme le véritable fondateur de l'ethnopsychanalyse et Georges Devereux comme celui de l'ethnopsychiatrie. Laburthe-Tolra et Warnier écrivent quant à eux que « Roger Bastide (est) le fondateur en France de l'ethnopsychiatrie » (12)
Au milieu de toutes ces considérations, il est incontestable qu'Emil Kraepelin fut le premier psychiatre de renommée internationale à se questionner sur la validité transculturelle de sa nosographie.
Brève biographie
Emil Kraepelin est né le 15 février 1856 à Neustreliz. Il commença ses études de médecine à Würzburg et les termina à Leipzig. Sa vocation fut semble-t-il déterminée par un stage, en 1876, dans le laboratoire de psychologie expérimentale dirigé par Wundt. Sa carrière psychiatrique fut un parcours à étapes à travers l'Allemagne. Après Leipzig, il alla à Munich suivre l'enseignement de Bernhard von Gudden avant de venir durant quatre ans l'assistant de ce dernier. Le Professeur von Gudden était bien entendu fort connu de son vivant mais il devint aussi célèbre post-mortem car il fut le médecin de Louis II de Bavière qui "l'entraîna" dans sa noyade suicidaire dans le lac de Starnberg. Après Munich et un retour à Leipzig où il travailla avec Flechsig et Erb, Kraepelin devint professeur à Dorpat (1886), puis à Heidelberg (1891) et enfin, à Munich (1903). A coté de sa carrière universitaire, Kraepelin dirigea la Königliche psychiatrische Klinik. C'est là qu'il poursuivit ses recherches pratiquement jusqu'à sa mort le 7 octobre 1926.
Dans le contexte européen de l'époque, et cela jusqu'en 1914, Paris était le principal centre intellectuel. L'effervescence y régnait dans le monde des aliénistes où chacun avançait sa propre conception : Falret et Baillarger proposaient la folie circulaire et la folie à double forme, Morel la démence précoce et la notion de dégénérescence comme facteur étiologique, Lasègue et l'importance donnée au thème de la persécution, Magnan et son délire chronique, Trélat et ses folies lucides. De son coté Seglas attirait l'attention vers les mécanismes interprétatifs, Régis sur la folie raisonnante, Sérieux et Capgras isolaient les délires d'interprétation. On aura compris que les foisonnantes descriptions de la psychiatrie française n'ont pu constituer une École que "face à l'adversité". En effet, à l'opposé Kraepelin introduisait patiemment avec clarté une classification sans cesse remaniée, neuf éditions de 1833 à 1927, classification qui constitue encore l'ossature des DSM et du CIM actuels. La personnalité de Kraepelin se prêtait à une telle approche. Il a été décrit comme réservé, méticuleux, respectueux de l'ordre et de l'autorité, passionné par les taxonomies botaniques, épris de culture classique. Il est intéressant de noter que dans le monde germanique de ce début du XXème siècle, parallèlement à Kraepelin, Freud élaborait son approche psychodynamique. Contrairement aux aliénistes français confinés le plus souvent dans un ou deux "asiles" durant toute leur carrière, leurs homologues allemands voyageaient beaucoup. Kraepelin n'a pas craint un long voyage pour vérifier le bien fondé de ses travaux. C'est l'objet de la partie suivante.
Kraepelin et la psychiatrie comparée
En 1903 Kraepelin, qui en est à la rédaction de son septième manuel, prend connaissance du rapport annuel de l'établissement psychiatrique de Buitenzorg fondé par des Hollandais à Java en 1881. Les circonstances se précipitent un peu car il se trouve que Karl Kraepelin dirige le musée d'histoire naturelle de Hambourg et que Buitenzorg est aussi connu pour son jardin botanique. Les deux frères entreprirent donc le voyage fin 1903. Nous sommes au début du siècle mais en un certain sens les travaux de Kraepelin viennent parachever le mouvement intensif de médicalisation de la folie commencé réellement au début du XIXème siècle même s'il a toujours existé des réflexions sur les rapports entre la folie et la maladie. Cette folie médicalisée fut cependant longtemps l'apanage des peuples civilisés. Au milieu des années 1800, des États-Unis à l'Europe, le nombre d'aliénés subit une croissance considérable. L'analyse de ce phénomène est mis en corrélation avec l'avènement de l'ère industrielle et du "progrès" en général même si quelques observateurs, dont Esquirol, restent plus prudents. En tout cas et comme Huffschmitt le note : « la proximité de la nature protégeait encore la raison humaine des méfaits de la civilisation, le "primitif", le "naturel", devait inévitablement avoir été épargné par les troubles de l'esprit. » (13) Dans les premières années de ce siècle cette idéologie s'essouffle et quelques particularités exotiques ont déjà commencé à entrer dans les revues savantes.
Dans les Annales Médico-Psychologiques (14) sont rapportées par exemple les observations de Gilmore Ellis parues dans The Journal of Mental Science en 1896-97 et qui concernaient deux entités devenues légendaires, l'amok et le latah des Malais. Directeur de l'asile de Singapore, Ellis considère l'amok comme « une affection mentale (qui) n'est pas le produit de l'alcoolisme ni de l'épilepsie (le mal caduc est très rare chez ces peuples); elle n'est pas héréditaire....différentes causes : l'infidélité de la femme, la mort d'une personne aimée, la vue du sang (de son propre sang), des griefs plus ou moins fondés.. » Il mentionne aussi une « forme de mélancolie à paroxysmes violents connue sous le nom de sakit-hati - littéralement souffrances du coeur - pendant laquelle le malade est sombre, sous le coup d'un délire de persécution et de vengeance.. » mais cette dernière n'a pas eu le succès "historique" de l'amok et du latah.
C'est donc dans ce contexte que les frères Kraepelin embarquent à Gênes le 23 décembre après avoir fêté "préventivement" Noël à Heidelberg. « La première question qui a surgi a été de savoir si le climat tropical et les différences qui en résultent dans l'alimentation, exerçaient une influence essentielle sur les symptômes cliniques. La réponse à cette question est non... ». La lecture de Vergleichende Psychiatrie montre que son auteur est extrêmement soucieux d'expérimentation. Les nuisances externes (drogues - alcool..) sont traitées comme des variables ainsi que les sous-groupes (européens et non-européens) de la population asilaire. Avec quelques réserves méthodologiques Kraepelin retrouve sa démence précoce et la folie maniaco-dépressive.
Son intérêt principal est de tester la validité universelle de son élaboration nosographique. Les spécificités malaises, l'amok et le latah, sont bien reconnues mais identifiées, avec précaution il est vrai, à "l'épilepsie psychique" et à l'hystérie. « En tout cas il n'y a pas pour l'instant de raison sérieuse d'admettre l'existence de formes entièrement nouvelles, inconnues de nous, de folie chez les indigènes de Java.. ». La fin de cet article montre une ouverture vers le développement de la psychiatrie comparée qui « peut être appelée à devenir un jour une importante science auxiliaire de la psychologie des peuples. » On retrouve un certain écho à ses préoccupations dans le champ des études sur les Culture-Bound Syndromes ou syndromes propres à une culture.
Kraepelin fait réellement de la psychiatrie comparée et c'est là son réel et non moindre mérite. Les théories indigènes ou un quelconque relativisme culturel ne l'intéressent pas. D'ailleurs comme le note Jacques Postel, Kraepelin pense que « l'ignorance de la langue du malade est, en médecine mentale, une excellente condition d'observation. » Il nous paraît difficile de considérer ce psychiatre exceptionnel comme le fondateur de l'ethnopsychiatrie.
En 1975, Georges Devereux (15) écrivait :
« la psychiatrie exotique" ne date pas d'hier. Le voyage psychiatrique de Kraepelin autour du monde eut lieu il y a plus de 60 ans. Cette "psychiatrie exotique" continue d'être pratiquée, d'innombrables publications lui sont consacrées chaque année. Mais l'exotisme n'est pas une ethnopsychiatrie au sens propre du mot, tout comme un guide de musée n'est pas un traité d'archéologie ou d'histoire de l'art. Il ne peut y avoir une ethnopsychiatrie authentique sans une épistémologie, une méthodologie, une technique, une théorie qui lui appartiennent en propre. »
![Sommaire des auteurs et textes fondateurs](images/btauteur.jpg)