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Le génie de Freud dans Totem et Tabou est d'avoir rendu pensable un domaine de recherche. Que ce texte se soit développé dans un contexte socio-historico-scientifico-..etc. traversé par l'idée de progrès, qu'il se soit étayé sur des observations caduques ou partiales, qu'il soit marqué par une méthodologie parfois douteuse des correspondances, tout cela est vrai. Malgré tout, le mythe de la horde originaire, le repas sacrificiel, la transmission phylogénétique des caractères acquis etc., forme un ensemble cohérent, indiquant à la psychanalyse et à l'ethnologie un continent nouveau ou pour le moins des contrées à explorer. Totem et tabou est composée de quatre parties inégales :
Cette dernière partie, patiemment préparée par les précédentes, constitue en fait le cœur de l'ouvrage. C'est en elle que Freud développe son hypothèse de l'origine de la culture associée à l'idée que « On retrouve dans le complexe d'Œdipe les commencements à la fois de la religion, de la morale, de la société et de l'art ». C'est aussi bien entendu cette dernière partie qui est la plus commentée et la plus contestée. L'ensemble du livre est traversé par le modèle analogique très controversé reliant « les sauvages, les névrosés et les enfants ». A cet endroit et à notre humble avis, il faut cependant se garder de critiques trop hâtives afin de pas commettre de jugement anachronique. Anachronique, parce que si aujourd'hui de tels rapprochements paraissent "péjoratifs", à l'époque ils étaient révolutionnaires en ce sens qu'ils accordaient "le même appareil psychique" à n'importe quel être humain. Nous reviendrons sur cette question après les critiques de Kroeber lorsque nous présenterons le point de vue de Géza Róheim relatif à la Horde.
La horde« Un jour, les frères expulsés se groupèrent, abattirent et consommèrent le père et mirent ainsi un terme à la horde paternelle. Réunis, ils osèrent et accomplirent ce qui était resté impossible à l'individu. (Peut-être un progrès culturel, le maniement d'une nouvelle arme, leur avait-il donné le sentiment de leur supériorité.) Qu'ils aient ainsi consommé celui qu'ils avaient tué, cela s'entend, s'agissant de sauvages cannibales. Le père primitif violent avait été certainement le modèle envié et redouté de tout un chacun dans la troupe des frères. Dès lors ils parvenaient, dans l'acte de consommer, à l'identification avec lui, tout un chacun s'appropriant une partie de sa force. Le repas totémique, peut-être la première fête de l'humanité, serait la répétition et la cérémonie commémorative de cet acte criminel mémorable, par lequel tant de choses prirent leur commencement, les organisations sociales, les restrictions morales et la religion. ».[4] L'ambivalence des sentiments, co-existence de la haine et de l'amour, aurait ensuite généré une suite particulière de mouvements psychiques. Après l'assouvissement de la haine, les fils auraient eu du repentir, de la culpabilité et un reniement de tout cela rendu possible par le déplacement sur le totem de l'imago paternelle. Les relations ultérieures au totem conserveraient cependant les traces de ces évènements, traces perceptibles dans deux tabous fondamentaux liés au totémisme, à savoir la prohibition de tuer le totem et la prohibition d'épouser une femme appartenant au même totem. Freud faisait ici coïncider ce qu'il avait déjà appris des matériaux cliniques, notamment des cas de zoophobies du petit Hans, du petit Arpad relaté par Ferenczi et de son analyse du mythe d' Œdipe. Cette construction élaborée avec des matériaux empruntés à Darwin, Frazer, Robertson Smith et Atkinson fut et reste certainement encore l'une des parties de l'édifice freudien les plus contestées. Devereux lui-même la considérait comme « l'une des rares erreurs de Freud ». Erreur, fable, mythe, élucubration, fantasme d'un homme qui « n'est plus le père d'une horde sauvage mais le maître reconnu d'une doctrine qui vient de se doter d'un appareil politique échappant à son pouvoir » [5] et qui est désormais dans l'expérience difficile des premières trahisons. Il n'empêche que ça parle. Dans une aire culturelle traversée par des religions dans lesquelles la rivalité fraternelle va jusqu'à l'assassinat, où un père est prêt à sacrifier son fils, où les hommes tuent le fils du Père et incorporent (c'est le cas de le dire) sa chair et son sang, peut-on être réellement étonné de la représentation (comme en miroir) proposée par Freud ? La représentation d'Œdipe tuant son père se retient pourtant mieux que celle de parents abandonnant leur enfant à la mort. Il est vrai, à moins d'être "activement incroyant", que nous ne plaçons pas spontanément Abraham, Abel, Caïn et Jésus dans le même monde que celui de Laïos, de Jocaste et de leur fils. Soulignons une évidence telle que la majorité n'ose même plus rappelée : beaucoup de croyances sont perçues comme religions ou mythes selon qu'il s'agit des nôtres ou de celles des autres. Il y a cependant un tel consensus implicite dans les découpages mêmes des champs et des objets d'études que certains rapprochements sont à peine envisageables. Il est par exemple vraisemblable que le personnage du Père Noël, pas moins digne d'études que les héros précédents, aurait retenu beaucoup plus l'attention des mythologues, ethnologues, psychanalystes etc. s'il avait été un "objet exotique".[exception] En effet, l'importance des travaux qui lui ont été consacrés est ridicule par rapport à son importance culturelle et psychologique. Des critiques adressées à la horde de Freud, un certain nombre d'entre elles renvoient à l'invraisemblance et à l'impossibilité de cet évènement. Il est vrai que Freud n'a pas considéré le drame d'Œdipe comme un fait historique mais la question de son existence réelle n'a jamais été évoquée comme obstacle majeur à cette conception clé de la psychanalyse. Il est remarquable, à moins d'y joindre les détails des textes sur lesquels Freud s'est appuyé, que la substance du mythe de la horde soit contenue dans les deux premières phrases. Beaucoup de choses très savantes ont été et continuent d'être écrites sur la mythologie. Parmi elles on retrouve souvent et sous l'influence de la psychanalyse, l'analogie avec le rêve. Le rapprochement reste intéressant mais il porte presque toujours sur l'identité des mécanismes qui les constituent, à savoir les processus primaires. On en oublie parfois une idée simple : ces deux objets fonctionnent à l'envers dans l'appareil psychique. - Le rêve nécessite le passage du sommeil à l'éveil ; il chemine de l' inconscience à la conscience dans les sens communs des termes. De mon rêve, je peux en exposer éventuellement un récit mais pas nécessairement une idée, à moins justement de pouvoir associer entre un contenu manifeste et un contenu latent. - Le mythe retient l'attention, il nécessite la vigilance ; son cheminement va de la conscience à une possible inconscience. Je n'en conserve pas obligatoirement un récit fidèle mais je suis presque toujours dans la possibilité d'en communiquer une idée. Si l'on dépouille cette histoire de la horde des éléments qui en composent le récit pour n'en retenir qu'une idée, il nous semble que cette dernière pourrait se formuler ainsi : la vie sociale est fondée sur la création d'une violence culturelle répondant à la violence naturelle. Rien n'empêche d'ailleurs d'imaginer que les conditions d'émergence de la violence culturelle puissent s'accommoder avec la théorie de Darwin. Pour éviter tout malentendu nous voudrions souligner que nous n'identifions pas les conditions d'existence de la violence culturelle à celle de la culture elle-même. Cette dernière en serait plutôt un effet et non une cause. La question de la transmission a toujours préoccupé Freud. Il l'a toujours posée dans le même sens : de l'espèce vers l'individu, du collectif au particulier, du meurtre originaire au complexe d'Œdipe. C'est essentiellement sur cette question que les opposants à Totem et tabou ont organisé leurs critiques ; comme si, d'après eux, sur cette question, Freud avait raisonné à l'envers ou de travers. Les critiques de KroeberNous reprendrons successivement ici les critiques de Kroeber écrites en 1920 (voir biblio) avec les onze numéros donnés par l'auteur lui-même. 1- les allégations de Darwin - Atkinson sont hypothétiques. Il n'est pas démontré que nos ancêtres vivaient en horde avec un mâle dominant imposant ses volontés. Les premières des critiques de Kroeber portent sur la contestation des éléments anthropologiques empruntés par Freud aux auteurs pré-cités. Ces critiques sont sous-tendues par l'idée que ces divers éléments n'ont pas de statuts scientifiques et/ou d'existences historiques avérés. La question du sacrifice de l'animal totem et de son universalité ne peut pas effectivement être reçue telle quelle devant les données ethnologiques. Le sacrifice animal, quand il existe, ne relève pas d'interprétations univoques. On sait aussi que Lévi-Strauss refuse l'association sacrifice et totémisme. Il en fait même deux institutions opposées dans leurs orientations. Cependant, un fil rouge traverse les phénomènes des sacrifices, des offrandes, des cultes des ancêtres, des religions et ce fil est toujours étonnamment lié à la problématique de l'oralité. On peut hypothéquer que les variations et les différences entre tous ces phénomènes sont en corrélation avec les déclinaisons possibles de la problématique orale, en suivant ici la voie ouverte initialement par Karl Abraham. En 1939, Kroeber dans L'après-coup reconsidère son ancien article. Il y maintient ses critiques mais en même temps devient plus "ouvert" aux idées freudiennes sous la réserve que Freud ne place ses conceptions au niveau Historique. En d'autres termes Kroeber refuse l'idée que cela ait pu être un évènement "ponctuel". Je ne pense pas pour ma part que Freud, à l'époque de cet écrit, l'ait considéré ainsi. Dans les dernières lignes de sa préface (1913), au sujet de son hypothèse, il écrit : « ..mais à supposer même que celle-ci se révèle finalement comme invraisemblable, je n'en estime pas moins qu'elle aura contribué, dans une certaine mesure, à nous rapprocher d'une réalité disparue, et si difficile à reconstituer ». Un quart de siècle plus tard, dans Moïse et le monothéisme, Freud reprend intégralement sa thèse en y apportant toutefois la précision suivante : « Cette histoire ainsi racontée paraît très condensée comme si ce qui avait mis des années à s'achever, ce qui s'était répété sans cesse, ne s'était en réalité produit qu'une seule fois. » [6] 5 - Le déplacement de la haine du père sur un animal ne prouve pas que les fils aient fait de même. Toutes ces critiques sont différentes mais il nous semble que Kroeber commet le même travers que celui qu'il reproche à Freud, à savoir de traiter ces actes comme des évènements singuliers, historiques, démarquant inéluctablement un avant et un après. Nous avons rappelé un peu plus haut la précision de Freud écartant l'idée d'un évènement historique (des années.. répété..), précision à laquelle il faut maintenant ajouter une autre donnée. Cette histoire de la horde, Freud la considère à un niveau phylogénétique ; cela signifie, et nous sommes toujours étonnés que la plupart des commentateurs le négligent, que "cela" n'est pas arrivé à "quelqu'un" mais à une "espèce". Nous manquons cruellement de modèles et de concepts pour penser le phylogénétique. Et Freud encore plus que nous, lui qui, de façon curieuse, en était resté au néo-lamarckisme associé à la théorie de la récapitulation de Haeckel.[7] Notre nature de Sujet implique une grande difficulté psychique à représenter "ce quoi" de nos désirs relève de l'espèce à laquelle nous appartenons. Un "évènement" phylogénétique ne saurait avoir le même statut qu'un évènement historique. Et si nos découpages et nos catégorisations du réel étaient à réinventer ? Des passerelles à imaginer ? Qui sait si un jour la théorie de la récapitulation de Haeckel et la théorie de la fonction de programmation itérative des rêves de Michel Jouvet [8] ne viendront pas se rejoindre ? La lecture attentive des critiques de Kroeber fait apparaître que les liens de parenté sont déjà reconnus (père, frère, mère, sœur, clan), en cela d'ailleurs il ne fait que répéter la discordance de Freud. Pourquoi ? Si ce "mythe" est fondateur de la culture en tant notamment que celle-ci ordonne les règles d'alliance et de filiation, et donc nécessairement le registre symbolique sans lequel les acteurs et les liens de la parenté ne sauraient être reconnus, si donc le mythe en est fondateur, le système de parenté ne pourrait exister avant même d'être fondé. A notre sens, c'est par un abus de langage que les éthologistes, même ceux d'aujourd'hui, utilisent de tels termes. Abus de langage ou peut-être aussi pauvreté du lexique qui ne possède pas de termes pour désigner le frère, la sœur, le père ou la mère dans un autre registre que celui de la parenté symbolique. Le terme de pauvreté n'est d'ailleurs certainement pas adéquat car il s'agit moins d'un manque de ressources que de la nécessité de clôturer des termes qui, à cause des liens de sang, tendraient à échapper au culturel pour "revenir" au naturel. On remarquera à contrario que les termes de mari ou d'épouse échappent à cette sorte de gravitation du naturel car leurs existences sont complètement subordonnées au culturel. Il n'en est pas de même pour tante, oncle ou cousin dont les natures oscillent entre liens de sang et liens d'alliance. La classification de Murdock est d'ailleurs là pour nous rappeler la part de relativité et de jeu (entendu comme espace de liberté) que les sociétés octroient à ces termes. Bernard Juillerat [9] dans une très intéressante réflexion met face à face l'atome de parenté minimal lévi-straussien et l'atome de parenté minimal freudien. Il montre que le premier, parce qu'il est d'abord un modèle d'échange matrimonial, est ouvert à la société alors que le second, focalisé sur les liens intra-familiaux et le développement du sujet, fermé sur trois protagonistes, n'est pas encore ouvert. Il le deviendra justement lorsque le sujet aura dépassé l'œdipe pour accéder à la sexualité. Cette réflexion rejoint complètement celle que nous avons quant à nous modestement amorcée dans le paragraphe précédent. Les deux points de vue ne peuvent être conciliables car l'un ou l'autre sont nécessairement avant ou après mais ils ne sauraient être simultanés puisque l'un et l'autre "s'exigent réciproquement" pour avoir du sens. On voit mal en effet comment la triangulation œdipienne justifierait son existence s'il n'existait pas parallèlement une ouverture de la famille vers la société et réciproquement, la société ne saurait posséder des systèmes symboliques s'il n'y avait pas des sujets possédant une configuration psychique en permettant l'accès. Si tel n'était pas le cas, il faudrait alors inventer un troisième état entre nature et culture, ce qui n'est pas sans poser de nouveaux problèmes mais après tout qui n'est pas impensable. L'histoire des sciences montre la création continue de disciplines émergeantes de la contiguïté de différents champs ; la biochimie, l'écologie ou la cybernétique en sont des exemples dont les conditions d'émergence ne sont pas identiques. Enfin, Kroeber reproche ensuite à Freud de multiplier des certitudes partielles et d'avoir organisé son développement selon une "rhétorique" qui ne peut qu'emporter l'adhésion du lecteur. C'est vrai que Freud est coutumier d'une exposition et d'un cheminement particuliers dans lesquels par exemple l'hypothèse n'est pas énoncée en introduction et, de façon générale, le lecteur la formule lui-même avant que Freud ne le fasse. Ceci dit, cette critique n'a que peu de valeur scientifique ; ce n'est pas parce que la publicité d'un produit est efficace que ce produit est critiquable. critiques de laplantine - 1973Nous avons l'impression, peut-être est-ce une erreur, que la pensée de François Laplantine a quelque peu "bougé", aussi par respect préventif pour ses positions actuelles nous avons précisé dans le titre la date de publication de son L'ethnopsychiatrie dans lequel ces critiques sont développées. Le lecteur peu familier de cet auteur pourra se dire que ma réserve est singulière car après tout, cela est généralement vrai de la majorité des auteurs, mais il comprendra mieux quand il saura que Laplantine a aussi écrit un second L'ethnopsychiatrie quelque peu modifié et, pour ce qui nous intéresse ici, dans lequel les critiques ont disparu [10]. La première des critiques considère « La position défensive de Freud devant la place du personnage maternel dans la vie psychique et dans la culture ». Laplantine pense, et nous pensons qu'il a raison, que la mauvaise mère est négligée dans le développement freudien au profit du père dont la toute puissance est ambiguë car elle est à la fois menaçante (tel le chef de la horde) et protectrice contre la mère selon l'expression de Gérard Mendel citée par Laplantine. Nous savons la problématique que Freud a connue dans les relations au père, d'abord parce que lui-même l'aborde dans ce qu'il est convenu d'appeler son auto-analyse. En ce sens les effets du refoulement sont restés modérés alors que la part des relations à sa propre mère est quasiment passée sous silence. Il faudra attendre Mélanie Klein pour que la psychanalyse envisage cet in-analysé. Peut-être un rapprochement est-il à faire avec la conception de Lévi-Strauss. Bernard Juillerat, dans l'article cité plus haut, rappelle que le lien mère - enfant est aussi absent des relations retenues par cet immense ethnologue dans son travail sur la parenté. Il est vrai que cette question est déjà ancienne ; dans le fameux séminaire [11] sur l'identité, elle avait été évoquée après l'intervention de André Green. Claude Lévi-Strauss avait alors admis que c'est un problème qui m'a pas mal tracassé. Mais, si je ne l'ai pas fait intervenir, c'est que je n'avais pas besoin de cette hypothèse .. les sociétés normalisent le rapport mari et femme .. frère et sœur .. père et fils, mais ne normalisent pas .. le rapport entre la mère et ses enfants. Il est vrai que si l'on accepte les conditions initiales de la démarche de Lévi-Strauss, cette absence est compréhensible mais en même temps, en ayant "un regard éloigné", on ne peut s'empêcher de penser que cette occultation de la mère dans un atome minimal de parenté est bien singulière. On comprend bien que la mère existe "par défaut", que cela n'est effectivement pas le cas du père, mais pour autant ne devrait-on pas distinguer, même en anthropologie, entre la génitrice et la mère ? François Laplantine renvoie Freud à son propre destin mais peut-être faudrait-il aller encore plus loin et se demander si cette "négligence", sous cette forme, n'appartient pas aussi à la culture occidentale. Il est par exemple connu que les conceptions successives relatives à la procréation depuis Aristote ont toujours eu la tentation de négliger la mère dans la génération. Aristote lui-même pensait par exemple que la femelle fournit la matière dont l'embryon se nourrit alors que le mâle fournit le "mouvement" et "l'idée" responsables de la forme que prendra le fœtus [12] . La découverte d'animalcules par Antonie van Leeuwenboek (~1677), rendue possible par son invention du microscope, ne changera rien aux théories d'alors. Au contraire même, les partisans de l'embryon préformé penseront le "voir" dans les animalcules, c'est à dire dans la semence du père. Il y eut d'autres nuances mais globalement la mère restera pendant une vingtaine de siècles une simple mère porteuse. Nous aimerions un jour soutenir l'hypothèse que la toute puissance de la mère est une donnée fondamentale dans les représentations culturelles. Si nous avions le loisir de le faire nous irions jusqu'à soutenir que toutes les cultures, par des moyens divers et variés, s'efforcent de refouler cette puissance féminine perçue comme intolérable par les hommes. Il serait intéressant de revisiter Totem et tabou en assignant un autre statut à la mère de la horde. Liée à la précédente, la seconde critique concerne « L'inflation de l'image paternelle. Son surinvestissement psychoaffectif ». Laplantine, là aussi, considère que les résistances de Freud l'ont empêché de prendre conscience des fantasmes de castration du père que tout enfant posséderait. Cette dimension serait absente du mythe de la horde car Freud y interprète le parricide comme un acte de légitime défense devant la tyrannie paternelle. Sur cette question Laplantine dit aussi son désaccord avec le point de vue de Georges Devereux. Ce dernier, bien qu'opposé aux vues de Totem et tabou, pense que la violence paternelle précède et est inductrice de celle du fils. Il est vrai que si l'on s'en tient au mythe d'Œdipe, ce sont bien les parents qui "commencent" en organisant la mise à mort d'un nouveau-né. On pourrait s'arrêter là mais ce serait oublier que Laïos et Jocaste le font devant l'annonce d'un meurtre et d'un inceste et ainsi de suite... car chacun pourrait retrouver en amont, dans la lignée des Labdacides et jusqu'à l'enlèvement d'Europe, une faute (diaptôme) transmise de génération en génération. Ainsi ce qui prendrait sens n'est certainement pas tel ou tel commencement mais la filiation elle-même en tant qu'elle active un système de couples aux relations similaires et/ou opposées. Système si bien mis en évidence par Marie Balmary dans L'homme aux statues ou Freud et la faute cachée du père [13]. Dans le cas d'Œdipe dont le nom (Pieds enflés) même est son symptôme, la faute (diaptôme) antécédente serait celle de son père Laïos (violeur et assassin du fils de son père adoptif), faute provoquant la scission (diabole) et la malédiction. Œdipe, comme n'importe quel analysant, en accédant au sens, et donc au symbole, peut achever le cycle. Laplantine ne le dit pas mais si l'on considère cette critique et la précédente, peut-être serait-il intéressant de reconsidérer la dynamique de la coalition des "fils" et y intégrer la "mère" ? Après tout, la clinique de certaines psychoses n'a-t-elle pas mis en avant la part de la mère dans la reconnaissance du père ? « Le postulat évolutionniste de Freud » constitue la troisième critique. Celle-ci est fondée si l'on considère que les matériaux ethnologiques empruntés par Freud appartenaient à des ethnologues idéologiquement marqués par l'évolutionnisme. Cependant il n'est pas juste scientifiquement de mettre côte à côte Darwin et Morgan. Nous l'avons déjà mentionné dans d'autres pages, Darwin n'assimile pas l'évolution au progrès. Il aurait été plus judicieux pour les francophones de conserver le terme de transformisme mais malheureusement les usages et l'histoire en ont décidé autrement. Ceci n'est pas qu'une question d'étiquette car l'idée de progrès induit inéluctablement une échelle de valeurs. Il n'est pas évident, à moins de prendre le risque d'un jugement anachronique, que Freud connotait cette échelle éventuelle comme nous serions tentés de le faire aujourd'hui. Il ne dit jamais que le névrosé ou le psychotique sont des individus inférieurs. A l'opposé même de la psychiatrie et psychologie de son temps, Freud établit un continuum entre le normal et le pathologique et ne s'inscrit jamais dans les théories de la dégénérescence, lesquelles sous d'autres noms et d'autres cadres de référence persistent aujourd'hui. De toute manière, l'homme comme espèce culturelle n'est pas tombée du ciel ; il y a bien fallu une transformation quelconque pour que notre rameau phylogénétique se différencie de ses voisins. Par contre, il est vrai que les ethnologues du courant évolutionniste, mais aussi tous les intellectuels de l'époque, assimilaient l'évolution au progrès, progrès dont le dernier échelon était représenté par "la race blanche et la culture occidentale". Notre culpabilité post-coloniale nous voile aujourd'hui la complexité de ces questions. François Laplantine exprime sa quatrième critique, « Le postulat biologiste de Freud », en une seule phrase de quatre lignes. Une note, plus longue, renvoie au point de vue de Gérard Mendel [14] chez qui Laplantine voit une "solution très heureuse" à ce problème de la transmission, solution qui dispenserait des errances biologistes. Je crois que c'est aller un peu trop vite. Géza Róheim qui n'était pourtant pas d'accord avec les vues de Totem et tabou, a pourtant cherché un soubassement biologique. Il a pensé le trouver partiellement dans la théorie de la fœtalisation de Bolk, théorie reliée à la notion de néoténie. La transmission par les institutions culturelles de Mendel n'est guère contestable si l'on s'en tient aux contenus, tant de l'inconscient que de la culture, mais elle ne rend pas réellement compte des conditions d'existence même du phénomène, problème que Mendel contourne en usant des termes d'âme collective, notion peut-être plus illusoire encore que celle des caractères acquis telle que formulée par Freud. Il n'est pas à écarter que d'imprévisibles évolutions des connaissances biologiques puissent troubler nos certitudes actuelles. Nous avons déjà signalé dans notre page sur la néoténie que les biologistes s'intéressant aux phénomènes d'hétérochronie sont très proches de réhabiliter l'idée de Haeckel selon laquelle l'ontogenèse répète la phylogenèse. Un article de Michèle Porte paru dans la revue Topique [15], intitulé Quelques concordances entre paléoanthropologie et psychanalyse, met face à face des idées et des notions freudiennes tels le développement du Moi, la formation du Surmoi, la période de latence, etc. et des travaux anthropologiques (et bio-mathématiques) récents pour conclure à des concordances troublantes qui, soit dit en passant, rejoignent étonnamment les conceptions de Géza Róheim et, est-ce un hasard, celles de Sándor Ferenczi développées dans son livre Thalassa [16]. Le paradoxe pourrait donc être que cette critique, tellement évidente pour Laplantine au moment où il l'exprimait, soit invalidée par les connaissances biologiques. « L'analyse freudienne de la culture s'effectue toujours par l'intermédiaire des catégories de la psychologie appliquée », cinquième et dernière critique, est de nature épistémologique. Laplantine dénonce l'erreur consistant « à appréhender la société en termes d'addition de psychismes individuels, à attribuer à l'individu une priorité chronologique sur la culture, à psychiatriser tout fait social, à procéder à sa traduction et à sa réduction psychopathologique. ». Cette critique est peut-être la plus forte car il paraît difficile aujourd'hui de devoir occulter les caractéristiques émergentes de la culture. Mais en même temps il serait absurde de passer d'un réductionnisme à un autre et penser des cultures sans hommes. Le problème posé est celui de l'interprétation d'une interface psychisme vs culture ou bien, en mettant l'accent sur la méthodologie, en recourant par exemple à la notion de complémentarité appliquée par Devereux aux sciences humaines. François Laplantine conclut ses critiques en rappelant Lévi-Strauss qui pensait que le roman de Freud fonctionne comme un rêve ou en citant Paul Ricœur qui parlait de détecteur de sens. C'est là, semble-t-il, son propre point de vue, voir en Totem et tabou un opérateur logique. la théorie ontogénétique de RóheimCette théorie, comme son nom l'indique, est critique à l'égard de la horde de Freud. Vous en trouverez un développement en cliquant ici. Pour faciliter la navigation dans le site, ce lien ouvrira le texte dans une nouvelle fenêtre. Il vous suffira donc de fermer cette dernière pour revenir à cette page si vous le souhaitez. Cela n'est toutefois pas obligatoire car toutes les pages du site contiennent des boutons permettant d'accéder à toute autre partie. remarques .... provisoiresOn aura pu constater que les critiques de Kroeber et celles Laplantine ne relèvent pas de niveaux d'appréhension identiques et pourtant ... Nous concevons que nous avons envisagé cette réflexion avec un préjugé favorable à Freud et il faut croire que cette disposition ait bien enracinée en nous puisqu'elle va à contre-courant non seulement des idées dominantes mais aussi des points de vue d'auteurs que par ailleurs nous tenons en sympathie comme Róheim, Lévi-Strauss ou Devereux. Il nous a toujours paru que toutes ces critiques avaient leurs intérêts, que certaines des justifications de Freud étaient caduques ou mal fondées, que la vision ontogénétique de Róheim était pertinente etc. mais que l'idée centrale de l'inventeur de la psychanalyse restait la plus probable et la plus ingénieuse à un niveau que nous qualifierons de méta-psychanalytique. La clinique, les dynamiques institutionnelles, l'histoire (de la révolution française aux dictatures contemporaines), le psychodrame, l'analyse des organisations (voir les travaux d'Enriquez), tout cela (et même les avatars des sociétés de psychanalyse) montre au quotidien l'importance continue et permanente du meurtre du père. Ceci est particulièrement évident lorsqu'il est question de pouvoir, et cela aussi bien dans des dimensions groupales que nationales. Bien entendu tout cela se passe pour l'essentiel dans le registre symbolique, encore que de Louis XVI à Ceausescu ils seraient très nombreux à trouver cela bien réel, et les ressorts de la problématique œdipienne paraissent suffisants pour rendre compte de ces meurtres du père. Et pourtant ... la question reste entière si l'on considère les relations complexe d'œdipe et culture. En effet, à moins de faire de la psychanalyse une religion ou une mystique laïque, ce que certains ont fait et continuent de faire pour réduire les pulsions à une mécanique corticale, il est indispensable sur le plan épistémologique de donner un étayage à tout Ça. Mais pour ne rien oublier, souvenons nous aussi de cette anecdote d'Abram Kardiner : « Il considérait comme son privilège propre de pouvoir dire ce qu'il me dit un jour où je discutais sa théorie du parricide primitif : « Bah ! ne prenez pas tout ça au sérieux. c'est une chose que j'ai rêvée un dimanche de pluie. » [17] Avec respect, je me demande néanmoins si la mémoire de Kardiner n'encourage pas ses propres opinions sur la question car de ce jour pluvieux aux dernières années de sa vie, Freud est toujours resté publiquement fidèle à son hypothèse de cette Horde.
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© - Fermi Patrick - 17 septembre 1998. |