Ecole zurichoise d'ethnopsychanalyse




Dr Paul Parin

Mère et enfant, par le Maître de la maternité rouge. Plateau Dogon (Mali), XIVe siècle

 

Présentation

Biographie

Voyages africains

Après l'Afrique

Bibliographie

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Extraits de textes

 

 

Mai 2009. Je viens d'apprendre avec tristesse le décès de Paul Parin. Johannes Reichmayr me dit que Paul est mort calmement, avec lucidité, entouré de ses amis. Il était 1 heure 30, dans la nuit du dimanche au lundi 18 mai. Ces dernières années, malgré son âge et des problèmes de santé, Paul Parin m'a toujours témoigné une grande disponibilité, aussi garderai-je le souvenir ému de son humanité et de son courage à penser. Peut-être donnerai je un jour un aperçu de nos échanges.

 

Présentation - Patrick Fermi

Il y a quelques temps, Johannes Reichmayr m'informait que le site web Paul Parin proposait en libre accès la plus grande partie des écrits (en allemand, anglais, français, espagnol, italien) de ce pionnier de l'ethnopsychanalyse germanophone. Il s'agit d'un travail considérable et très utile car de nombreux textes sont devenus introuvables. Cet ensemble donne aussi une idée de l'importance de ce courant ethnopsychanalytique relativement méconnu en France. Je ne crois pas que cette méconnaissance soit le seul effet d'orientations théoriques divergentes ou simplement différentes. Je pense plutôt qu'il existe une forme de culturo-centrisme français qui ne nous prédispose pas à chercher au-delà de nos habitus intellectuels.

La France, après avoir été très résistante à la psychanalyse  (on se rappellera que les premiers psychanalystes français, bien qu’adhérant à la nouvelle théorie, se plaignaient un peu de la « lourdeur germanique » de l’inconscient freudien), a retourné ses résistances en une défense parfois dogmatique d'une supposée pureté doctrinale. Aussi, pour beaucoup, une psychanalyse appliquée à des phénomènes culturels et sociaux est suspecte. Toutes ces raisons - mais aussi d'autres encore [ note ] - nous ont incités à créer ces pages sur Paul Parin afin que les lecteurs français aient quelques pistes pour aller éventuellement à la rencontre de cette ethnopsychanalyse née dans les années cinquante et soixante, à Zurich et dans le pays dogon au Mali.

Post-scriptum : Grâce à la médiation du Dr Johannes Reichmayr, Paul Parin m'a transmis ses remerciements pour cet article qu'il juge fidèle et conforme à sa vie et à son œuvre.

[ note ] - Dans mon article intitulé Ethnopsychanalyse : esquisse d'un roman familial, paru dans la revue L'autre et consultable sur ce site, je mentionnais à peine les travaux zurichois, cédant moi-même au défaut que je dénonçais précédemment.



paul parin et l'école zurichoise d'ethnopsychanalyse

Biographie

Photo du site Paul ParinPaul Parin est un neurologue, psychanalyste et écrivain suisse, connu pour ses travaux ethnopsychanalytiques réalisés le plus souvent en collaboration avec Fritz Morgenthaler et Goldy Parin-Matthèy qui était son épouse. Paul Parin est né le 20 septembre 1916 en Slovénie. Bien qu’élevé dans ce pays, région de Polzela, il hérita la citoyenneté suisse de son père qui avait été naturalisé dans le Tessin en 1899. Sa famille, d’origine juive [1], appartenait à la grande bourgeoisie et lui permit d’avoir une enfance aisée, entre une sœur aînée et un plus jeune frère. On peut cependant noter, en une sorte de contrepoint, que suite à une malformation de la hanche, celui qui fut un grand voyageur, fut aussi dans sa petite enfance immobilisé dans le plâtre durant deux ans. Il lui en est resté une certaine boiterie mais on sait que cela n'eut guère d'incidence sur ses activités physiques. Dans le fond, mais nous avançons cela avec un peu de malice, est-il étonnant qu'un psychanalyste souffrit d'une gêne comparable à celle de son ancêtre Œdipe ?

 

La province de Styrie dans laquelle naquit Parin fut divisée en 1918 entre la haute Styrie qui resta autrichienne et la basse Styrie intégrée alors à l’État des Slovènes, Croates et Serbes, état devenant ensuite un royaume avant d'être associé à la Yougoslavie, aujourd'hui indépendant et membre de l'Europe depuis 2004. Il n’est certainement pas anodin que les pionniers de l’ethnopsychanalyse furent souvent des migrants et des gens issus de régions ou de pays en effondrement et/ou en recomposition. Ce fut vrai pour Freud né en Moravie, de Róheim dont la Hongrie se reconstruisait après la chute de l’empire des Habsbourg, de Devereux qui devint soudainement roumain après le traité de Trianon, voire aujourd'hui encore de Tobie Nathan né en Égypte ou de Marie Rose Moro, fille d’un migrant espagnol.

 

Avant de parachever sa médecine à Zurich - surtout pour des raisons de sécurité, nous sommes en 1938 - Paul Parin fit ses études à Graz et à Zagreb. Là, dira-t-il lui-même : « ... le matin, je faisais du sport, tennis, équitation, l'après-midi, à la Bibliothèque centrale - un merveilleux bâtiment de style art nouveau - je lisais les classiques marxistes et les écrits de Sigmund Freud, ensuite je passais le temps avec des amis et des artistes jusqu'à deux heures du matin. » [2] . En 1939, Parin s’installe à Zurich avec Goldy Matthèy-Guenet. Celle-ci rentrait alors d’Espagne où, engagée dans la guerre civile avec les Brigades internationales, elle y avait dirigé un laboratoire d’analyse médicale et avait servi comme assistante radiologue. Cet engagement, le couple le poursuivra quelques années plus tard, en 1944, en allant sur le terrain yougoslave aux cotés des Partisans luttant contre l’envahisseur nazi [3]. Paul Parin y exerça comme chirurgien et responsable d'un hôpital. C’est à cette période que les Parin rencontrent Fritz Morgenthaler, inaugurant une collaboration et une amitié qui dureront jusqu’à la mort de ce dernier lors d’un voyage à Addis-Abeba, le 26 octobre 1984.

 

Fritz MorgenthalerFritz Morgenthaler est né le 19 juillet 1919 à Oberhofen. Formé à la neurologie puis à la psychanalyse, Morgenthaler était un homme aux multiples talents. Au-delà de son rayonnement intellectuel comme superviseur, personnalité majeure des célèbres Psychoanalytischen Seminars Zürich, auteur de nombreux livres psychanalytiques (en dehors de ceux écrits en collaboration avec les Parin) était aussi peintre - moins connu à ce titre que son père Ernst - et .... jongleur ! Un ouvrage ethnopsychanalytique sans les Parin (avec son fils Marco et Forence Weiss) a connu un certain succès : Conversations au bord du fleuve mourant : Ethnopsychanalyse chez les Iatmouls De Papouasie/Nouvelle-Guinée. Ses travaux personnels se sont particulièrement focalisés sur le rêve, l'homosexualité et la technique psychanalytique. Fritz Morgenthaler a beaucoup réfléchi sur l'articulation entre concepts politico-sociaux d'inspiration marxiste et le fonctionnement psychique.

 

Goldy Parin-MatthèyElisabeth Charlotte (dite Goldy) Matthèy-Guenet est née à Graz le 30 mai 1911. Elle était issue d'une famille de huguenots français ayant émigré en Autriche. A son retour de la guerre civile espagnole (pseudonyme "Liselot") l'Anschluss de l'Autriche la contraignit de rester à Zurich. Femme polyvalente, radiologue, hématologue, psychanalyste mais aussi capable de chanter et d'accompagner à la guitare les Partisans. Goldy Parin-Matthèy est indissociable de l'élaboration des travaux ethnopsychanalytiques de l'École de Zurich. Son décès le 25 avril 1997, après 60 ans de vie commune, a laissé Paul Parin inconsolable.

 

A la fin de la guerre, Paul Parin entreprend une formation psychanalytique auprès de Rudolf Brun. Il ouvrira lui-même un cabinet en 1952, toujours à Zurich. Fritz Morgenthaler et Goldy Parin-Matthèy feront de même. D’ailleurs, le trio travaillera conjointement. Entre 1972 et 1979, Paul Parin travailla aussi comme psychothérapeute à l'hôpital psychiatrique universitaire Burghölzli. Au lieu même où exercèrent particulièrement Eugen Bleuler, celui qui rebaptisa schizophrénie la démence précoce de Emil Kraepelin, mais aussi C.J. Jung qui fit du Burghölzli un centre de rencontre entre la psychiatrie et la psychanalyse jusqu'à ce que la rupture avec Freud ne vienne dissocier leurs destins.

Voyages africains

A partir de 1954, les Parin, Fritz Morgenthaler et son épouse, Ruth Morgenthaler-Mathis, commencèrent le cycle de leurs voyages africains. Il ne semble pas qu’il y ait eu immédiatement des objectifs ethnopsychanalytiques. Ce fut plutôt l’opportunité de l’invitation d’un ami commun - le docteur Heinrich Neumann, émigré politique que la Suisse jugeait indésirable et qui, pour cette raison avait du partir en Afrique - qui fit qu’un périple touristique devint rapidement une aventure scientifique. Le style de leurs approches et de leurs méthodes est comparable à celui de Géza Róheim mais, bien que Parin connut bien Georges Devereux, il ne semble pas que ces premiers ethnopsychanalyses suisses se soient alors délibérément inscrits dans cette filiation. Le point commun à tous ces auteurs est de s'être intéressés directement aux matériaux provenant de la vie quotidienne, généralement à travers les récits et les observations de personnes identifiables, plutôt que par l'intermédiaire des "grandes institutions" telles les organisations sociales, les religions, les systèmes de parenté, les mythologies etc.

 

De nombreux écrits vont rapporter toutes ces expériences et toutes ces analyses. Malheureusement pour les francophones, quelques-uns seulement leur sont accessibles. Les blancs pensent trop - Extrait de la couverture allemande -Cependant les qualités de ces derniers sont suffisamment importantes pour donner une idée de l’ensemble. L’un d’entre eux, Les Blancs pensent trop. 13 entretiens psychanalytiques avec les Dogon, eut même un certain succès auprès des étudiants en mai 1968. Au-delà de sa valeur ethnopsychanalytique, ce succès a tenu vraisemblablement au fait qu'il laissait imaginer des relations plus libres entre l'individu et la société. Si cette interprétation est convenable, elle serait à rapprocher du succès de Coming of age in Samoa de Margaret Mead [4], ouvrage dans lequel le monde occidental avait perçu la représentation d'une société plus harmonieuse. Les blancs pensent trop reçut cependant une critique mitigée auprès des spécialistes francophones. En 1969, Geneviève Calame-Griaule, spécialiste s'il en est de l'ethnologie Dogon, dans la revue L'Homme, commençait par rappeler dans son compte-rendu de l'ouvrage le point de vue de Roger Bastide refusant « d'identifier les processus collectifs avec les processus individuels ». Sur ce point, il n'est pas évident que Bastide pensait particulièrement au travail des ethnopsychanalystes suisses et d'autre part, ces derniers avaient bien pris soin de noter les limites de leurs ambitions. La critique principale vint de Marie-Cécile et d'Edmond Ortigues, les auteurs du célèbre Œdipe africain. Geneviève Calame-Griaule la résumait ainsi : «  contestent la position adoptée par l'équipe du Dr Parin et la valeur psychanalytique de sa démarche. Le fait, entre autres, qu'il y ait eu demande non de la part des sujets mais de la part des enquêteurs, la rétribution des patients les assimilant aux informateurs de l'enquête ethnologique, en inversant le rapport habituel analyste/analysé, fausse les résultats de la recherche .. les perspectives psychanalytique et ethnologique sont incompatibles dans l'action même etc. ».  Geneviève Calame-Griaule reconnaissait malgré tout retrouver dans cet ouvrage « des confirmations et des précisions importantes et des données nouvelles sur la société Dogon .» parmi lesquelles elle remarque : «  stabilité sociale et permanences des structures, compensant les conflits latents entre les générations ; importance primordiale accordée à la fécondité et à la survie, caractérisée par l'ambivalence de la relation à la femme et à la mère ; angoisse due au conflit œdipien, compensée par la forte "récupération" sociale etc. »

Nous pensons quant à nous que les critiques précédentes sont réellement à double tranchant : le magnifique Dieu d'eau de Marcel Griaule, référence centrale de l'ethnologie Dogon, n'est-il pas qu'une suite de 33 entretiens avec le sage Ogotemmêli ? Dans le contexte sanitaire et social de la société sénégalaise des années soixante, les Ortigues sont-ils bien certains que les demandes des sujets qui ont permis l'élaboration d'Œdipe africain peuvent être assimilées à celles des analysants classiques ? P. Parin, F. Morgenthaler et G. Parin-Matthèy n'ont jamais prétendu décrire des analyses "cure-type" ni même d'avoir fait de l'ethnologie classique, ils ont fait plus simplement de ....  l'ethnopsychanalyse ! Dès le début du développement de la psychanalyse, Freud n'a pas enfermé son invention dans le seul champ du divan. Rappelons ce qu'il écrivait en 1923 dans le Lexique de Max Marcuse :

« un procédé pour l'investigation des processus animiques, qui sont à peine accessible autrement ; ...une méthode de traitement des troubles névrotiques, qui se fonde sur cette investigation ; ..une série de vues psychologiques, acquises par cette voie, qui croissent progressivement pour se rejoindre en une discipline scientifique nouvelle .»  ( œuvres Complètes, TXVI, PUF, 1991, [211], p.183)

Paul Parin dans son bureauNotre propre réserve se situerait ailleurs mais elle ne saurait s'appliquer de façon anachronique au travail des zurichois. En effet, les expériences accumulées durant les deux ou trois dernières décennies avec les patients migrants ont montré manifestement l'importance du travail qui doit être fait sur les langues et sur les traductions de celles-ci entre elles. Dans le cadre de consultations interculturelles, ce travail peut même être considéré en soi comme l'un des leviers thérapeutiques fondamentaux, levier qui s'articule de manière subtile et complexe avec les mouvements transférentiels et contre-transférentiels. Notre réserve concerne donc le fait que les entretiens ont été pour l'essentiel pratiqués en français, sans que la distance linguistique soit réellement interrogée. Sans adhérer complètement à ce qu'il est convenu d'appeler l'Hypothèse de Sapir et Whorf, il paraît difficile de se passer de questionner les relations qu'une langue donnée entretient avec les représentations du monde de la société dans laquelle elle est parlée. Cette critique peut d'ailleurs être adressée à un très grand nombre de travaux spécifiquement ethnologiques, et non des moins connus.

En 1967, la Revue française de Psychanalyse publiait un texte qui suscita l'intérêt (et les critiques) de nombreux psychanalystes : Observations sur la genèse du Moi chez les Dogon. Cet article se situait dans la continuité d'un précédent, Moi et oralité dans l’analyse des Dogon paru dans la revue Connexions en 1975. La date française de publication est trompeuse car en réalité ce texte est celui d'une communication présentée au 23e Congrès International de Psychanalyse à Stockholm en juillet 1963 sous le titre « Ego and Orality in the Analysis of Westafricans ». Il ne fait guère de doutes que tous ces travaux sont marqués par le "style" de l'époque ; à la fois du côté de l'exposition psychanalytique et d'un ton de pensée où subsistent en filigrane quelques traces de l'idéologie évolutionniste. Tous les travaux de l'époque en sont affectés. Comment pourrait-il en être autrement ? L'ethnopsychanalyse elle-même ne nous enseigne-t-elle pas l'existence de liens étroits entre le psychisme individuel et la société ? Il faut savoir dépasser ce qui peut aujourd'hui nous apparaître comme des barrières épistémologiques et cela, pour conserver notre propre modestie. Nous aurons inévitablement à souffrir un jour de critiques formulées par le seul effet de l'anachronisme [5]. Cependant, et nous insistons pour éviter tout malentendu, en comparaison avec les points de vue du "monde psy" de cette époque, les positions de Paul Parin sont très dégagées de l'idéologie évolutionniste et colonialiste. L'un de ses articles, De l'importance des mythes, rites et coutumes pour la psychiatrie comparative, pourrait avoir été écrit aujourd'hui alors qu'il fut publié en français dans Confrontations Psychiatriques en 1982 mais l'original allemand est de 1967 ! Quelques articles ont aussi été publiés dans la revue Psychopathologie africaine, internationalement connue grâce à la renommée de l’École dakaroise de Fann et de son leader, le psychiatre Henri Collomb. C’est d’ailleurs un hommage à la mémoire de Collomb - Parin mentionne « cher ami et maître » - qui est en exergue de Le moi et les mécanismes de l’adaptation, article conséquent publié dans cette revue [6]. Nous renvoyons ici le lecteur aux écrits en français réunis dans la bibliographie ci-après, en rappelant qu'ils sont consultables sur le site Paul Parin.

Crains ton prochain comme toi-mêmeUne dizaine d’années après le début de l’épisode Dogon, le « trio » appliqua la méthode psychanalytique à une population très différente culturellement, les Agni de Côte d’Ivoire. Ce fut l'objet d'un livre, Fürchte deinen Nächsten wie dich selbst. Psychoanalyse und Gesellschaft am Modell der Agni in Westafrika. « Crains ton prochain comme toi-même », possible traduction du titre principal de ce livre qui ne connaît pas à ce jour de version française. Ne le connaissant personnellement que de manière insatisfaisante dans sa traduction anglaise, mes commentaires ne seront que périphériques. Cet ouvrage ne connut pas le même retentissement que Les blancs pensent trop. Il m'a semblé à la lecture de quelques commentaires et d'interviews que Paul Parin en a été un peu déçu, estimant que ce livre était meilleur. Il est vrai que l'approche s'est quelque peu modifiée : pour les recherches sur les Dogon, l'objectif premier était d'étudier le psychisme individuel alors qu'avec les Agni l'objectif était plutôt d'étudier les relations et les articulations entre l'individu et les structures sociales et culturelles de la société à laquelle cet individu appartient. Cette préoccupation s'étendra d'ailleurs pour ces trois auteurs dans tous leurs travaux ultérieurs et restent perceptible dans leurs applications de l'ethnopsychanalyse à plusieurs phénomènes relatifs aux sociétés occidentales contemporaines.

Cette réorientation dans les objectifs n'explique cependant pas tout. Paul Parin lui-même a soulevé une autre hypothèse : du point de vue européen, les Agni seraient "antipathiques" alors que les Dogon seraient aimables et attractifs. Parin synthétise les différences entre ces deux peuples de la manière suivante : « les Agni sont organisés en système matrilinéaire et clanique, les Dogon en système patrilinéaire et en famille étendue. Les Agni sont des habitants de la forêt tropicale, les Dogon vivent sur la steppe sèche. Les Agni produisent du café et du cacao dans des plantations organisées afin de fournir le marché international, les Dogon sont des agriculteurs de subsistance et leur millet n'est destiné qu'aux marchés locaux. L'univers mythico-religieux des Dogon est riche et complexe, les Agni sont christianisés mais ont aussi conservé des éléments animistes... Les Dogon ne connaissent pas la force comme moyens politiques ou pédagogiques alors que les exécutions sociales des Agni sont commandées par la force, la crainte et la punition.  » [7]

Cette interprétation de Parin est peut-être intéressante mais elle n'explore pas réellement les soubassements profonds de la sympathie et de l'antipathie. On peut associer ces propos au fait bien connu du transfert positif exprimé par Devereux relativement aux Mohaves et à son transfert très négatif vis à vis des Sedang du Viêt Nam. Plus comparable encore, on pense à une lettre de Géza Róheim adressée à Vilma Kovàcs (qui fut son analyste) : « Me voici donc chez les peuples matrilinéaires papoumélanésiens ... ces gens sont différents des Australiens ... Ils opposent déjà une résistance considérable... je ne crois pas que les gens d'ici soient aussi intéressants que les Australiens. Ils nous ressemblent trop. On trouve déjà chez eux le capital, la propriété foncière, le commerce, et surtout le caractère anal..[8]

Il est vain d'espérer percevoir clairement des frontières manifestes dans les mouvements psychiques entre ce qui relèverait de ce qui est propre à un individu donné et ce qui relèverait des représentations culturelles de sa société car les différentes strates identificatoires sont intimement entremêlées. Malgré tout, l'ensemble de ces travaux incitent à distinguer sur le plan méthodologique entre contre-transfert "classique" et contre-transfert culturel. Les mécanismes en soi sont les mêmes mais cette distinction rend plus lisibles et analysables les dynamiques qui opèrent.  Ces travaux révèlent aussi, pas directement mais par l'effet de distanciation qu'ils produisent, que le dispositif psychanalytique lui-même est éminemment culturé. Il est irréaliste de croire que la relation intime et duelle, que la position allongée avec l'usage d'un divan et que le principe de l'association-libre, cœur de la cure analytique, soient applicables sans réaménagements de manière transculturelle. Quelques-uns pourront objecter que tous ces éléments n'existaient pas avant que Freud ne les invente mais il s'agit là d'une remarque inconsistante ; c'est oublier que la psychanalyse émerge d'une longue histoire. Le concept d'inconscient est préparé par des traditions philosophiques, la relation duelle nécessite une conception particulière du Sujet, de la relation médecin-malade, la règle de l'association-libre s'enracine dans le terreau de l'hypnose et enfin, ce qui est loin d'être négligeable, la psychanalyse elle-même s'est imposée comme représentation culturelle dans les sociétés occidentales. Elle y possède ses représentants et ses détracteurs, ses écoles, ses institutions, son public et des liens avec d'autres secteurs de la vie culturelle, cinéma, philosophie, linguistique, littérature etc. Bref, elle est devenue un phénomène social total selon l'expression de Marcel Mauss.

 

Varia

保罗 帕林 est l'écriture chinoise de Paul Parin. Il est bien des caractères représentant des choses, ce sont les pictogrammes, mais contrairement à une opinion commune, les sinogrammes (ce nom est préférable) ne sont pas essentiellement des idéogrammes. Pour intégrer des mots nouveaux, des noms propres ou étrangers, les Chinois usent des particularités phonétiques de mots existants déjà. Ainsi, pour une oreille chinoise, Paul Parin s'entend approximativement bǎo-luó pà-lín , écrit ici en pinyin, forme romanisée des phonèmes chinois. Mot à mot, cela peut se traduire par défendre, gaze, mouchoir, forêt. On peut imaginer, mais ce n'est là qu'un jeu de mots pour sourire, que Paul Parin, dans la forêt, défendait avec de la gaze et un mouchoir   ; et peut-être l'a-t-il fait lorsqu'il était chirurgien dans la résistance en Yougoslavie...
L'écriture des mots nouveaux n'est pas toujours stable en chinois mais on trouve souvent psychanalyse comme 心理分析 (xīnlǐ fēnxī ); là, il ne s'agit pas de phonétique mais d'une forme de traduction littérale, psychologie analyser.
Ethnopsychanalyse peut se rencontrer sous 种族心理分析 (zhǒngzú xīnlǐ fēnxī) ; "psycho-analyse de la race". En chinois, comme ethnos en grec ancien, race doit d'abord être compris toute classe d'êtres d'origine ou de condition commune comme race des mortels (les humains), race des abeilles, race des artisans etc..  Pour ne pas choquer les puristes, nous prévenons que nous nous en sommes tenus au chinois mandarin et que, comme en français, des polysémies et des variantes existent aussi.

 

Après l'Afrique

Peu connus en France, ces travaux et réflexions de l’École ethnopsychanalytique de Zurich se sont aussi appliqués à la culture et à la politique des sociétés européennes. Comme l'explique la présentation sur le site Paul Parin, toutes ces recherches « constituent la méthode psychanalytique des études d’ethnologie pour les avoir unifiées à une nouvelle science, qui contribue à la théorie et à la pratique psychanalytique ». Cette contribution est manifeste dans deux ouvrages : «Der Widerspruch im Subjekt» (La Contradiction dans le Sujet) en 1978 et «Subjekt im Widerspruch» (Le Sujet en Contradiction) en 1986. Cette orientation a parfois été rapprochée des courants freudo-marxistes ; peut-être est-il plus raisonnable de la qualifier de socialiste adogmatique comme Parin le fit lui-même dans un entretien. [9]

Dans les années 80, Paul Parin commence sérieusement à écrire des histoires, d’autant plus qu’il interrompra son activité analytique en 1990. Paul Parin a obtenu de nombreuses reconnaissances pour son œuvre, parmi lesquelles le prix littéraire Erich Fried en 1992, le titre de docteur honoris causa de l'université autrichienne de Klagenfurt en 1995 et en 1997, le prix Sigmund Freud de la Deutsche Akademie für Sprache und Dichtung. De son œuvre plus littéraire qui comprend six volumes de récits, le lecteur francophone pourra seulement lire Trop de diables dans le pays. Il est difficile de mieux présenter ce livre que ne le fait son éditrice française Laurence Mauguin : « Paul Parin recompose ici le temps de sa découverte du continent noir, le récit magistral de ses voyages où des résonances, des parallélismes se tissent entre son propre récit et ceux qui courent de l'Érythrée au Sénégal. De la savane à la forêt tropicale, des hauts plateaux aux déserts, Paul Parin remarque le mutisme qui s'est emparé des Africains et la terreur installée dans les regards. Témoin de ses évolutions, il exprime une malédiction qu'il voit planer sur l'Afrique. Émouvant aux larmes, ce texte est l'évocation de toute une vie de travail et d'aventures contemporaines. »

 

Parin PaulCette année (2007), Paul Parin aura 91 ans et malgré les difficultés de la vieillesse, il continue encore de faire entendre sa voix. Le décès de Goldy en 1997 l'a beaucoup affecté, des problèmes de glaucome et de cataracte l'ont rendu aveugle même si des opérations l'ont un peu soulagé. Dans une interview au SonntagsZeitung, Paul Parin précisait : « Non, non, je ne suis pas dépressif, seulement triste  » (trad.pers.). Au-delà de son propre cas, cette remarque mérite d'être prise sérieusement en considération. En effet, notre société pathologise excessivement les moindres de nos troubles et de nos affects. Nombre de nos malades et de nos vieillards (et de nos chômeurs et de nos enfants) sont "sous" psychotropes, vaste déni des difficultés, de la souffrance et de la mort. Par contre, nous restons sourds aux plaintes de ceux qui souhaiteraient une vieillesse et une mort plus dignes. Comme tous les mécanismes psychotiques, ce déni altère le sens de la réalité et nous prive un peu de notre humanité, cette humanité que Paul Parin a su manifester toute sa vie.


Un article de Paul Parin et Goldy Parin-Matthèy intitulé :
La relation nécessairement malheureuse des psychanalystes avec le pouvoir
est consultable sur le site de l'Association Géza Róheim.

 

 

 

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Notes


 
[ 1 ] - La plupart des commentateurs parlent de famille juive assimilée. Ce phénomène sociologique était très banal dans la seconde partie du XIX e siècle dans la Mittleuropa. Nous l’avons déjà évoqué dans notre article sur Georges Devereux. Ce dernier s’est même converti au christianisme lorsqu’il était étudiant à Paris. - retour -

 [ 2 ] - Rapporté dans Experten de Gabriele Goettle. Voir bibliographie. Traduction personnelle. - retour -

 [ 3 ] - Il n'est pas inutile de rappeler le contexte de cet engagement. D'un coté, le colonel Eugen Bircher, avec le soutien des banques et de la Croix-rouge suisses apportait une aide médicale aux nazis sur le front de l'Est, de l'autre des médecins sous l'égide de la Centrale sanitaire suisse assuraient "une mission périlleuse : le bistouri dans une main, la kalachnikov dans l'autre, car les nazis ne faisaient pas de prisonniers" selon la formulation de Daniel Künzi, réalisateur d'un documentaire intitulé Missions chez Tito. Ces médecins étaient : Elio Canevascini, Hannes Merbeck, Marc Oltramare, August Matthèy Guenet, Paul Parin, Guido Piderman et Elisabeth Charlotte Matthèy-Guenet. - retour -

 [ 4 ] - Coming of age in Samoa (1928) est consultable en français dans Moeurs et sexualité en Océanie, Paris, Plon, 1963. - retour -

 [ 5 ] - Il se peut, du moins nous aimerions le croire, que l'approche ethnopsychanalytique puisse contribuer à créer cette distance nécessaire avec notre propre société, non seulement dans l'espace (l'ethnologie y contribue déjà) mais aussi dans le temps sans retomber dans les erreurs et les illusions de l'idéologie évolutionniste. - retour -

 [ 6 ] - Texte paru initialement sous le titre allemand «Das Ich und die Anpassungsmechanismen» dans la revue Psyche, éditée par Alexander Mitscherlich et publiée par Ernst Klett Verlag (Stuttgart): 1977, volume 31, cahier 6, p. 481-515 - retour -

 [ 7 ] - Traduction personnelle (et libre) à partir de Experten de Gabriele Goettle. Voir bibliographie. - retour -

 [ 8 ] - lettre adressée le 20 mars 1930 et rapportée dans Verebélyi (K), Géza Róheim, dans la revue Le Coq-Héron, n°70, 1978 - retour -

 [ 9 ] - Rapporté dans Experten de Gabriele Goettle. Voir bibliographie. - retour -

 

 

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Bibliographie

Nous ne présentons ici que les textes publiés en français. Ceux qui sont précédés par le logo d'Adobe sont directement accessibles sur le site Paul Parin. Cette bibliographie comprend :
- textes ethnopsychanalytiques
- texte littéraire
- texte spécifique à F. Morgenthaler
- textes et liens web sur Paul Parin

Ethnopsychanalyse

 - Parin Paul, Morgenthaler Fritz, L'analyse du caractère basée sur les schèmes de comportements de "primitifs" africains (1956), dans  Muensterberger W. et coll., L'anthropologie psychanalytique depuis "Totem et tabou", Paris, Payot, 1976, p.156-178

- Parin Paul, Morgenthaler Fritz, Goldy Parin-Matthèy, Les blancs pensent trop. 13 entretiens psychanalytiques avec les Dogon, Paris, Payot, 1966

- Parin Paul, Considérations psychanalytiques sur le moi de groupe, Psychopathologie africaine, 3, 2, 195-206, 1967

- Parin Paul, Morgenthaler Fritz, Observations sur la genèse du Moi chez les Dogon,  dans la Revue Française de Psychanalyse, 31, 1, 29-58., 1967

- Parin Paul, Morgenthaler Fritz, Goldy Parin-Matthèy, La méthode psychanalytique au service de la recherche ethnologique. Aperçu de psychosociologie pratique. In: Connexions (Paris), 4, 15, 25-42, 1975

- Parin Paul, Morgenthaler Fritz, Moi et oralité dans l'analyse des Dogons. In: Connexions (Paris), 4, 15, 43-48., 1975 (orig.1964)

- Parin Paul, Anthropologie et psychiatrie. In: Psychopathologie africaine, 12, 1, 91-107.,1976

- Parin Paul,  Anthropologie et psychiatrie. In: Actualités psychiatriques, 8, 2, 20-29., 1978

- Parin Paul, Le Moi et les mécanismes d'adaptation. In: Psychopathologie africaine, 15, 2, 159-195., 1979

- Parin Paul, De l'importance des mythes, rites et coutumes pour la psychiatrie comparative. In: Confrontations Psychiatriques, Paris, No. 21, 241-259, 1982

Littérature

 - Parin Paul, Trop de diables dans le pays : récits d'un voyageur en Afrique, Paris, éd. L. Mauguin, 1997

Spécifique à F. Morgenthaler :

 - Morgenthaler Fritz, Weiss Florence, Morgenthaler Marco, Conversations au bord du fleuve mourant. Ethnopsychanalyse chez les Iatmouls de Papouasie/Nouvelle Guinée. Préface de George Balandier. Traduit de l'allemand par Monique Picard. Carouge-Genève (Editions Zoé), 1987, orig.1984

Sur Paul Parin :

Geneviève Calame-Griaule, compte-rendu de Les blancs pensent trop, dans la revue L'Homme, Année 1969, Volume 9, Numéro 1, p.111-113

Gabriele Goettle, Experten, Eichborn Verlag, Frankfurt am Main, 2003

Cet ouvrage contient une dizaine de pages consacrées à Paul Parin. Celles-ci sont consultables sur le web au format pdf : version allemande originale, version anglaise réalisée par Martin Chalmers et même une version chinoise.

30 questions à Paul Parin par Beat Hauenstein, pour la Revue spécialisée du handicap visuel en Suisse (UCBA), n° 139, 15 décembre 2006 (attention ouverture au format doc)

Un entretien avec Paul Parin pour le SonntagsZeitung  - (en allemand)

Un entretien réalisé par David Signer pour Die Weltwoche, 2006 - (en allemand)

Lex-epsa , (déjà mentionné dans la présentation), coordonné par Johannes Reichmayr

Editions L. Mauguin, page sur P. Parin et sur son livre Trop de diables

 

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