Une conception traditionnelle

des composants de la personne humaine

au ViỆt Nam


Patrick Fermi

 

 

 

 

Toutes les pages web de Patrick Fermi relatives au Viêt Nam, revues et complétées, associées à de nouveaux textes, sont réunies dans un livre, Fragments de culture vietnamienne traditionnelle.

 

[suite au culte des ancêtres]

Les composants de la personne humaine au ViỆt Nam

Quelques préalables

Maints auteurs décrivant le culte des ancêtres, le R.P. Cadière fut un de ces érudits [1], ont cru déceler quelques incohérences. Par exemple : alors que le culte est pratiqué toute l'année sur l'autel familial, les ancêtres y reviennent seulement au Jour de l’An et sont reconduits quelques jours plus tard. Il est nécessaire d’aller au-delà des apparences. Faire des offrandes ou prier ne nécessite pas une « présence » effective, c’est le cas dans toutes les religions. Ainsi les chrétiens pensent que leur dieu est omniprésent mais que le Christ se manifeste plus particulièrement durant la cérémonie de l’eucharistie. D’un autre point de vue encore, il faut savoir qu'il existe une conception de la personne humaine admettant une pluralité d'âmes. Cette conception n'est pas spécifiquement vietnamienne ; elle se retrouve avec quelques variations tout au long de l'histoire de la pensée chinoise Aujourd'hui encore, elle est souvent mentionnée par l'expression 三魂七魄, sān hún qī pò en pinyin. Cependant, c'est la terminologie vietnamienne qui a été le point de départ de cet article, même si au fil du texte les termes chinois seront évoqués.

L’être humain possèderait deux groupes d'âmes (certains auteurs préfèrent la notion de principes vitaux à celles d'âmes), les hồn et les phách ou vía. Les hồn sont au nombre de trois (végétative, sensitive, spirituelle) et les phách, de sept s'il s'agit d'un homme, de neuf s'il s'agit d'une femme.

Les destins et les caractéristiques de ces âmes ne sont pas identiques ; cela pouvant en partie expliquer que le statut d'ancêtre ne soit pas identique à celui de mort. Ce sont là des subtilités qui sont inconnues de la plupart des gens et qui sont aussi « recouvertes » par les conceptions religieuses dominantes mais elles expliquent pourtant certaines particularités du culte des ancêtres et certaines pratiques qualifiées improprement de croyances populaires. Par exemple dans le mannequin de soie dont nous avons déjà parlé, ce n’est pas l’âme au sens occidental qui est attendue mais l’une des hồn, celle reliée à la dimension spirituelle et non à la vie végétative ou sensorielle. Il semble aussi que les vía restent attachés au cadavre et à son destin.

Cette partition des âmes trouve bien un écho dans les représentations populaires mais elle n’y apparaît pas avec toutes ces précisions. Il ne faut pas croire que cette distance entre conception classique et conception commune soit un effet d’une prétendue modernité sur une prétendue tradition. En 1933 déjà, Nguyễn Văn Khoan, dans un article intitulé « Le repêchage de l'âme, avec une note sur les hồn et les phách d'après les croyances tonkinoises actuelles », notait que « Les rites du phục hồn et l’invocation des âmes mis à part, le peuple semble ne plus reconnaître qu’un hồn , un hồn unique, qui personnifie le défunt. »( :30). Et cet auteur de s’interroger s’il s’agit là d’un oubli de la tradition ou bien du fait que le discours savant sino-annamite n’a jamais réellement pénétré la culture populaire. À notre humble avis, il se peut que cette interrogation ne soit pas vraiment pertinente. Pourquoi ? Parce que l’histoire de la culture vietnamienne, depuis des siècles, et encore aujourd’hui, est marquée par la cohabitation permanente de plusieurs niveaux d'appréhension et de plusieurs systèmes sans que cela soit vécu comme contradictoire ou antinomique.

l'esprit des racines

Les racines, ce sont ici les caractères appelés hán-việt et partiellement les caractères nôm pour la notion de vía. Tous ces caractères ouvrent des perspectives de recherche intéressantes car, comme nous l’avons souligné, ils véhiculent des représentations mentales, voire des images, nous autorisant une accession partielle à ce que pensaient les anciens. Les hồn et les phách s'écrivent respectivement et . Ces caractères n’ont pas qu’une existence et une valeur historiques. Leurs usages actuels dans les sociétés chinoises et japonaises permettent encore d'étudier, non seulement leurs compositions, mais aussi leurs champs sémantiques. Bien entendu, la prudence doit rester de règle car le passage d'une culture à une autre n'est pas une simple translation. Il semble cependant hautement probable que les Vietnamiens qui les utilisaient n'aient pas craint la comparaison puisqu'ils les avaient conservés. [2].

Nous étudierons séparément le couple hồn - phách et le vía car ce dernier présente des particularités sur lesquelles nous nous attarderons.

 

 

zh. - vndécompositiontraduction française.
zh.(chinois) / sino-vietnamien / vietnamien

húnhồn (anc.) +

: nuages

yún : zh / vân : svn / mây : vn

: "esprit", fantôme

guǐ : zh / quỷ : svn (radic.) / quỉ : vn

phách +

: blanc

bái : zh / bạch : svn (radic.) / trắng, bạc : vn

:  (sim. + haut)

 

Pour une bonne compréhension de cet article voir Écritures vietnamiennes et Caractères nôm.

 

Le tableau synthétique ci-dessus provoque au moins deux remarques générales :

  1.  la place centrale de 鬼 .

  2.  la proximité des relations entre conceptions vietnamienne et chinoise.

La prononciation et l’écriture de ce caractère en sino-vietnamien romanisé et vietnamien commun [ quỷ, quỉ ] montrent à l’évidence les liens étroits avec le chinois guǐ en pinyin. Si l'on poursuivait cette recherche du vocabulaire et des caractères, on s'apercevrait que 鬼 est au cœur de tous les noms spécifiques de fantômes et de démons ou, dans d’autres contextes, est associé à la sournoiserie, à la ruse et à la malice négatives [3]. La connotation générale renvoie donc au mauvais, à l’inquiétant, au redouté.

L'origine de ce caractère est controversée mais la plupart des dictionnaires et des études étymologiques considèrent que ce caractère représente une grosse tête, parfois un masque ou un crâne, desquels pendent des organes ténus ou des viscères. À l’appui de cette approche linguistique, il est à noter que certaines représentations vietnamiennes de fantômes sont des têtes détachées (dévissées) d'un corps mais ayant conservé les viscères. Ces représentations peuvent aisément s'associer à la croyance qui considère que les fantômes ont une appétence particulière pour les excréments humains. En 1922, Antoine Cabaton notait que :

« les Annamites [..] redoutent tout aussi les ma–lai, sorte de revenants-vampires que les Malais appellent pênanggalan. Les ma-lai ont toutes les apparences de la vie, revêtent souvent la forme d’une jolie jeune fille, mais la nuit, leur tête, suivie seulement de tout l’appareil digestif, abandonne le reste du corps, va se repaître d’excréments et se livrer à des sabbats infernaux. Les jeunes mères vivent dans la terreur de ces êtres malfaisants capables de sucer le lait des nourrissons ; pour les éloigner, on entoure la maison d’une haie d’arbres à épines dans lesquels les intestins des ma-lai s’embrouillent, se déchirent, ce qui les fait invariablement mourir. » (Cabaton 1922 :57)

Nous nous risquerons à avancer que les ma-lai de cet auteur seraient les ma lồi que Gouin (1957) définit comme « les fantômes qui sortent de terre pour effrayer les hommes. »

Cette représentation singulière s’étend au-delà de l’aire culturelle vietnamienne. Par exemple Aymonier écrivait au sujet des Srey ap, sorciers et sorcières cambodgiennes : « La nuit, leur tête, qu’elles ôtent de sur leurs épaules, erre vagabonde et va se repaître d’aliments immondes jusque dans les entrailles des dormeurs. ».( 1881 :14)

Les Vietnamiens associeront facilement à ce ma lồi le plus commun ma quỉ ou ma quỷ [ 魔鬼 ], fantômes, esprits maléfiques, puissances des ténèbres, trop souvent traduit exclusivement par diable à cause de l’influence des premiers missionnaires chrétiens. Ces derniers ont accompli des travaux linguistiques incomparables et quasiment indépassables mais ils y ont aussi projeté leurs propres représentations, d’autant plus s’il s’agissait de termes liés au religieux, au magique et au surnaturel. Aujourd’hui, dans une acception consensuelle pour les spécialistes, truyện ma_quỷ, signifie la démonologie.

Vous noterez que le caractère hán-việt de ma est lui-même composé par sous (ma). Ce dernier signifie chanvre, lin, jute, rugueux mais sa présence ici n’a qu’une valeur phonétique ; un peu, comme s’il fallait lire « il s’agit du quỷ que l’on prononce ma, autrement dit, le fantôme ». Voir notre page Les écritures vietnamiennes.

Dans un ouvrage que nous recommandons vivement à ceux qui s'intéressent à l'écriture et à la médecine chinoises, Lucien Tenenbaum [4] note que : guǐ s'oppose à shén: , esprit vital - divinité - énergie, en ce sens que le premier est une "émanation souterraine" alors que le second est "d'essence céleste" comme sa composition le suggère. Le caractère de gauche est en effet la forme simplifiée de shì qui représente un autel et se traduit par révéler, montrer, présenter, indiquer. Le caractère de droite est généralement interprété comme l'éclair qui descend du ciel. Fait significatif, c'est le caractère que "les Jésuites ont utilisé pour traduire Dieu au sens chrétien." mais aussi que les Vietnamiens ont choisi pour représenter les Génies, thần.

La présence d'un nuage [ 云 : yún en piyin ] à gauche de : guǐ est vraisemblablement surdéterminée : d'une part il s'agit de l'élément phonologique (le ún commun à hún et yún) et d'autre part, on ne peut s'empêcher de penser à l'aspect métaphorique du nuage relativement à la notion d'âme ou d'esprit. Possédant quelque ressemblance avec le pneuma grec (que les Évangiles traduisent par St Esprit), le fameux , souffle, énergie primordiale, et qui, plus prosaïquement, se traduit par [gaz, air, souffle, s'irriter], s'écrit aujourd'hui et plus classiquement [米 sous ]. Les Vietnamiens nomment ce caractère khí ou plus communément hơi, l’haleine, le souffle, l’émanation.[5] On peut donc imaginer qu'il a été symbolisé par de la vapeur s'élevant au dessus du riz en train de cuire. La machine à vapeur de Papin en serait une bonne illustration.

Bref, ce , hún chinois ou hồn vietnamien, peut vraisemblablement s'appréhender comme cette "chose" subtile qui s'élève du corps (terrestre) vers le ciel, en symétrie des Génies, : thần, lesquels en descendent, et en opposition avec les : phách, qui eux restent plutôt attachés au corps et à ses vicissitudes, voire au cadavre. Le caractère associé au pour signifier phách a bien une valeur phonétique car considéré comme radical, il se dit bạch, renvoyant à la couleur blanche. Cependant, bien que son sens soit le même en chinois, dans cette langue, sa valeur phonétique [bái] paraît moins évidente mais elle existe malgré tout sur le plan historique car bái se disait aussi bó, retrouvant ainsi le chinois. Aussi, devient-il logique de penser que sa persistance révèle un sens complémentaire à la seule valeur phonétique.

Certains sinologues pensent qu'une forme ancienne de est or ce caractère possédait le sens d'une phase décroissante de la lune et donc un écho à la blancheur. D'autres ont par exemple proposé la blancheur des os du squelette, d’autres la blancheur du sperme. On pourrait aussi associer cela au blanc entendu comme couleur du deuil. Malheureusement, il y a là trop d’hypothèses et trop d’incertitudes pour avancer une interprétation solide et n'étant pas en capacité de nous déterminer sur ce sujet,  il nous semble intéressant de revenir sur cette représentation par l’intermédiaire de l’autre appellation vietnamienne de phách, c'est-à-dire vía.

Comme le montre le tableau ci-dessous les caractères nôm de vía sont très nombreux. Ils sont bien construits avec des caractères classiques mais – bien sûr dans les limites de nos connaissances - ils n’existent pas dans les dictionnaires chinois même s'ils sont bien connus des dictionnaires nôm. Ils sont cependant progressivement intégrés dans les caractères internationaux Unicode. Cela atteste du fait qu’ils sont bien distinctifs et spécifiques aux représentations vietnamiennes. Les deux premières colonnes présentent les mêmes caractères en mode image et en polices Unicode pour qu'ils soient visibles par tout le monde.

 

vía : nômcomposant« phonétique » vietnamienne et chinoise du composant
𤽶trắng, bạc : blanc (composition nettement dominante)bái
𡳺, vãi, vả, etc. terminaison, queuewěi
𩏳vi : cuir tanné : contrat, titrewěi
𩴅khía : aspect, face, entailler..

 

Les mots vietnamiens en correspondance phonétique sont en réalité plus nombreux et possèdent des traductions supplémentaires. Ils sont ici cependant suffisants pour démontrer que leurs compostions singulières tiennent essentiellement aux valeurs phonétiques des constituants des caractères nôm. Cette remarque est d’ailleurs confirmée par le célèbre lettré vietnamien, Hữu Ngọc :

« Le mot vía étant une conception populaire vietnamienne ne possède pas de caractère chinois (comme phách qui a pò), aussi en nôm le mot vía a 2 éléments : l'élément idéographique emprunte à phách + l'élément phonétique wěi pour la prononciation de vía. » [note]

Cette remarque de Hữu Ngọc en appelle une autre. Le père Léopold Cadière considérait que la forme sino-vietnamienne de vía est vệ dont le caractère est représenté ci-contre. Il précisait que celui-ci « outre divers sens qui constituent en réalité des mots différents, signifie « les esprits vitaux », « le développement physique » » mais il avouait cependant ne pas avoir connaissance que « la théorie des sept principes vitaux inférieurs ait jamais été associée au mot vệ mais uniquement au phách. » (2e tome :184). Les dictionnaires actuels traduisent - wèi par garder, protéger. Il semble donc que l’on doive s’en tenir aux divers caractères nôm de vía. Comme nous avons déjà montré, ceux-ci ne sont que des variations phonétiques autour du radical . On ne peut guère aller plus loin si ce n’est en revenant à phách et en nous tournant maintenant, non plus vers les racines mais les usages et les expressions linguistiques où phách et vía apparaissent.

partitions des Âmes

Dans les préalables à ce chapitre, nous avons mentionné que deux groupes d'âmes, les hồn et les phách ou vía, étaient eux-mêmes subdivisés puisque les hồn sont au nombre de trois, les phách de sept s'il s'agit d'un homme et de neuf s'il s'agit d'une femme. Commençons par les hồn. Les écrits savants distinguent le sinh hồn, le giác hồn, le linh hồn ou thần hồn.

Le P. Cadière interprète le sinh hồn comme le principe de la vie végétative, c'est-à-dire de la vie en tant que telle, avant même qu’elle ne se complexifie avec l’apparition du psychisme. Cette interprétation est compréhensible car le mot sinh signifie en effet généralement naître, être né, enfanter, venir au monde ou des formes de production. Par exemple dans l’expression « sinh ra trên đời » (venir au monde) ou dans « cây này sinh nhiều quả » (cet arbre produit beaucoup de fruits).

Le giác hồn représenterait plutôt la vie sensitive, c'est-à-dire celle par laquelle on perçoit et on connaît. Ici, la langue commune paraît peu explicative ; dans le secteur médical giác renvoie à ventouse, poser des ventouses. Par contre en sino-vietnamien giác signifie être conscient, s’éveiller, par exemple du sommeil. Giác hồn serait donc l’âme qui permet d’être conscient de la vie.

Enfin, le linh hồn ou thần hồn serait la constituante spirituelle. Nous retrouvons là le génie, au sens de la divinité ou dans un sens plus figuré : par exemple « Thần sông » (le génie des eaux) ou « cái thần của một ngôn ngữ », (le génie d'une langue).

 

zh: pinyinhán-việtsino-vietnamien
shēng hún生魂sinh hồn (sanh dans certains dictionnaires anciens)
jué (jiào) hún覺魂giác hồn
líng hún靈魂linh hồn (généralement perçu comme le principal)
tableau récapitulatif

 

Ces interprétations sont « philosophiques » dit le Père Cadière, elles ne sont pas connues du commun des mortels, lequel, comme nous l’avons précédemment noté avec Nguyễn Văn Khoan, ne reconnaît généralement qu’un hồn unique. Cependant, dans la page sur le culte des ancêtres, nous avons évoqué ce rite consistant, après le décès d’une personne, à ce qu’un membre de la famille, monté sur le toit, appelle par trois fois les âmes du défunt. Ce rite nommé « phục hồn » est, quant à lui, bien connu or cette invocation est ainsi formulée : « hú ba hồn bảy vía ông Mỗ (pour un homme) et hú ba hồn chín vía bà Mỗ (pour une femme) ở đàu thì về mà nhập quan ». On peut traduire cette expression comme « Ohé que les 3 hồn et les (7 ou 9) vía de (monsieur ou madame) un tel, où qu’ils se trouvent, reviennent pour la mise en bière ». On constate donc bien la précision des chiffres même si les personnes qui pourraient l’expliquer doivent être peu nombreuses.

Les vía animent le corps mais leurs influences peuvent être bonnes ou mauvaises. Dans l'hypothèse où les vía et les chinois se correspondent un peu, il est remarquable de noter comme le fait Kristofer Schipper [6] les propos taoïstes suivants :

« Les nuits du premier, du quinzième et du dernier jour de la lune, sont les moments où les sept pò vont rôder et se traîner dans la corruption et l'ordure : certaines vont se lier à ceux-qui-mangent des offrandes sanglantes et entretenir des relations avec les guǐ et les mèi ... toutes les maladies des vivants sont la faute des pò ».

Comme l'a écrit Nguyễn Văn Huyên :

« Les vía peuvent faire du mal. Ils ont diverses qualités suivant les personnes qui les possèdent. Il y a des hommes qui ont les vía tốt ou les vía lành (âmes bonnes, favorables); d'autres qui ont les vía xấu, vía dữ (âmes mauvaises, méchantes)... On peut perdre momentanément par suite d'une émotion intense, par exemple la peur, la joie, la surprise, ou par suite d'un évanouissement, ses âmes : sợ quá mất hồn mất vía » [7].

Après le décès, les hồn se séparent du corps alors que les vía restent auprès de la dépouille. Il semblerait que les différents vía aient à voir avec les orifices du corps et les membres. Aujourd'hui encore l'anus est désigné en chinois par pò mén 魄 門, littéralement porte du pò.

Toutes ces questions relatives aux hồn et aux vía, - à leurs étymologies, à leurs correspondances avec d’autres notions et d’autres termes, à leurs nombres, etc. - sont analysées en profondeur par le Père Cadière (note 1 - TIII) mais, bien que son érudition en ce domaine soit quasiment inégalable, il y a peu de réponses sures. Par exemple, le problème du nombre des vía ne paraît guère résoluble. De très nombreux auteurs s’y sont essayés sans jamais totalement convaincre. Nous avons déjà noté des relations probables entre les nombres et les orifices du corps, cela pouvant expliquer la différence entre homme et femme. Thành Khôi propose :

 « Les vía sont les énergies sensorielles, principes vitaux qui commandent les ouvertures par lesquelles l’être communique avec le mode extérieur : les yeux, les oreilles, les narines, la bouche (mais non le toucher) ; la femme en a deux de plus : son sexe par lequel elle donne la vie et ses seins qui nourrissent l’enfant. » (2001 :97).

Cependant, essayez de compter de diverses façons et vous verrez qu’aucune ne parvient réellement à retrouver le duo des chiffres 7 et 9.

Face à ces difficultés, quelques auteurs ont exploré une voie détournée et ingénieuse. Quelques explications préalables sont nécessaires. Parmi les ethnies dites minoritaires du Việt Nam, les Mường [8] sont considérés comme étroitement apparentés aux Việt. Dans cette hypothèse, les deux « ethnies » n’en auraient initialement formé qu’une seule. Diverses contraintes géographiques et historiques les auraient progressivement différenciés ; les Mường représenteraient ainsi une sorte de conservatoire d’une culture commune originelle. Nguyễn Từ Chi, auteur d’un travail remarquable sur les Mường, travail dont on peut se faire une idée dans un ouvrage en français, La cosmologie muong, écrit : « Les études ethnographiques sur les Mường sont donc nécessaires, non seulement pour la compréhension de leur genre de vie, mais encore comme apport à l’analyse des traits les plus archaïques de la culture Việt. » (1997 :16). Que peut donc apporter cette approche à l’étude des âmes, précisément les vía ?

Cette voie de recherche, le P. Cadière l’avait empruntée. Les Mường pensent avoir plusieurs âmes qu’ils nomment wại, ce qui phonétiquement correspondrait à la forme sino-vietnamienne vệ et donc à vía. À partir d’une légende mường rapportée par M. Chéon, Cadière pense retrouver les 3 hồn et les 9 vía (dans ce récit, l’héroïne est une femme) et conclure qu’il faut rechercher les âmes dans les diverses parties du corps mais pour autant leur compte reste problématique. L’ethnologue Jeanne Cuisinier fera de même mais malheureusement le travail prolongé de terrain de Nguyễn Từ Chi, s’il confirme le rapprochement avec les vía ne va pas dans le même sens relativement aux chiffres. Il nous dit par exemple que tous ses informateurs considèrent généralement 90 wại, 40 à droite et 50 à gauche. Il retrouve cependant la distinction en deux catégories, les âmes dures (wại thặn) et les âmes fastueuses (wại khang), distinction peut-être comparable aux vía xấu (ou vía dữ) et vía tốt (ou vía lành) que nous déjà mentionnées avec Nguyễn Văn Huyên.

À notre humble avis, cette direction de recherche ne permet guère de résoudre le problème des nombres mais tend à confirmer l’idée que les vía sont vraisemblablement à l’origine les principes qui animent les différentes parties du corps, conception que l’on peut aussi retrouver dans de nombreuses cultures. Quoiqu’il en soit, dans la culture vietnamienne, ces vía sont perçus comme secondaires relativement à leurs destinées après la mort. Fixer le hồn spirituel est l'une des tâches essentielles des rites qui accompagnent les préparatifs aux obsèques, de ceux qui organisent leurs déroulements et de ceux qui s'actualisent dans le culte des ancêtres.

Regard psychanalytique

Dans le cadre de cette étude, nous ne pouvons pas réellement approfondir les points suivants ; nous les indiquons seulement avec l’ambition mesurée de proposer des pistes d’associations et d’interprétations possibles.

Cette conception d'une pluralité d'âmes trouve difficilement un écho dans la culture occidentale moderne. Il se peut même que les traductions qui en ont été faites introduisent un "décalage" de représentations culturelles. Traduire âme ne porte pas les mêmes connotations que traduire esprits vitaux ou encore principes vitaux. Un rapprochement avec la conception psychanalytique nous paraît cependant possible. Comment ?

Nous savons depuis Freud que le développement de la personnalité s'inscrit à travers des étapes ou des phases étayées sur le corps. Ainsi on distingue en premier lieu la phase orale considérant que le nourrisson investit d'abord le monde et son corps propre à partir de sa bouche, plus généralement du carrefour aéro-digestif, et des fonctions qui y sont liées. On a été ainsi amené à parler d'une pensée orale constituée par des mécanismes particuliers (incorporation - introjection - projection etc.), des angoisses spécifiques (de dévoration, d'engloutissement etc.), des destins pathologiques éventuels (de certaines psychoses à certaines affections psychosomatiques). Cette pensée orale imprime sa marque dans les mythologies (Chronos dévorait ses enfants), les contes (du Petit Chaperon rouge à Hans et Gretel), les histoires fantastiques (par exemple les vampires), le langage usuel (dévorer des yeux - belle à croquer etc.). Bref, il y a un monde oral qui s'étend du normal au pathologique comme il y aura ensuite un monde anal, un monde phallique introduisant la différenciation sexuelle (des genres), un monde œdipien et génital vers lequel convergeraient toutes les pulsions qualifiées jusqu'alors de partielles.

Il s’agit pas là d’âmes, encore que le psuché grec [ ψυχ-ή, ἡ ] toujours présent dans psychologie ou psychanalyse veuille signifier souffle de vie, âme, papillon. L’association de l’âme et du papillon rendue célèbre par l’image de Psyché, l’âme personnifiée, n’est pas une simple coïncidence ; les métamorphoses successives de la chenille à la chrysalide, de la chrysalide au papillon, figurent et représentent la continuité de l’âme au travers de la diversité des formes. Si l’on va au-delà des différences de catégorisation, apparaît bien une partition de l’esprit relativement superposable à celles des âmes chinoises et vietnamiennes.

Il est possible d'imaginer la psychanalyse comme une vision particulière du monde, au même titre que la conception sino-vietnamienne. Il est également possible de considérer cette dernière comme une élaboration culturelle secondaire. En ce dernier cas, cette élaboration aurait puisé ses matériaux dans le corpus des représentations fantasmatiques associées à l'évolution de l'image du corps [9] et à ses avatars. Il est par exemple remarquable qu'un psychanalyste comme Paul Rosenfeld, ait conçu un modèle de l'image du corps psychotique contenant des représentations de "fluides vitaux". On ne doit pas se méprendre bien entendu sur un tel rapprochement ; il s'agit d'y percevoir des niveaux homologues mais non identiques. Par exemple dans Deuil et mélancolie, Freud a mis en évidence le mécanisme de l'introjection de « l'objet perdu », c'est-à-dire d’un mécanisme consistant à mettre métaphoriquement en dedans ce qui pourrait être perdu au dehors. Ce mécanisme prendrait son origine dans l’expérience infantile de l’ingestion et de l’incorporation. À un niveau collectif, ceci est illustré par le rite de l'eucharistie ; on sait que les Chrétiens réactualisent par ce rite la présence de Jésus Christ, présence proposée par lui-même à ses apôtres dans son dernier repas avec avant d’être mis à mort par crucifixion.

Ce détour par quelques considérations psychanalytiques nous a fait rencontrer au moins deux idées comparables à ce que nous avions décrit au sujet des âmes vietnamiennes :

  • des mouvements psychiques différents sont étayés sur diverses fonctions et parties du corps,

  • d’un certain point de vue, l’animation de ces mouvements – les psychanalystes diraient la psychodynamique – peut osciller entre un dedans et un dehors.

On conviendra que les analogies sont frappantes comme si les conceptions sino-vietnamiennes et psychanalytiques décrivaient les mêmes phénomènes mais avec des outils conceptuels et des points de vue différents. Une autre analogie est encore possible ; on sait que la psychanalyse décrit le psychisme comme un groupe de plusieurs instances, elle nomme cela topique (grec. topos, le lieu) en raison de sa représentation spatiale. Ces trois instances sont aujourd’hui connues bien au-delà des seuls spécialistes, il s’agit du Ça, du Surmoi et du Moi. Il est facile d’imaginer ce que pourrait penser quelqu’un ayant un regard éloigné vis-à-vis de toutes ces conceptions : - les trois hồn sont relativement comparables aux trois parties de l’appareil psychique conçu par Freud.

Qui sait si les représentations culturelles vietnamiennes traditionnelles, et bien entendu d’autres encore, ne viendront pas un jour enrichir et préciser certaines de nos conceptions occidentales ?

 

 

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Notes et références bibliographiques


[Note] Monsieur Hữu Ngọc dont nous avons eu le bonheur de partager l'hospitalité familiale à Hà Nội est l'auteur d'une multitude d'articles et d'ouvrages que l'on croise nécessairement si l'on s'intéresse à la culture vietnamienne. Avec Nguyễn Khắc Viện, Hữu Ngọc a publié en français Mille ans de littérature vietnamienne (anthologie), Arles, éditions Philippe Picquier, 1996. Le lecteur francophone désireux de connaître un peu de l'âme du Việt Nam aura du profit à consulter cet ouvrage. - retour -

[1] - Cadière Léopold, Croyances et pratiques religieuses des Vietnamiens, Paris, Ecole Française d'Extrême-Orient, 3 tomes, réimpr. 1992
--------------, Les principes vitaux, 2e partie de Philosophie populaire vietnamienne – Anthropologie, tome III - retour -

[2] Les caractères nôm appartiennent à l'écriture dite Quốc âm, les sons du pays. Pourquoi ?  - parce que l'idée initiale était de transcrire les mots de la langue vietnamienne (monosyllabiques) en s'appuyant sur la prononciation des caractères chinois. Par exemple le chiffre cinq, nam, étant perçu comme phonologiquement proche du chinois nán 南, qui veut dire le sud, s'écrivait avec ce sinogramme collé au sinogramme de cinq, . On obtenait donc de cette façon : 南五 qu'on pouvait prononcer nam et comprendre cinq. - retour -

[3] Quelques exemples : 鬼魂 guǐhún: fantôme, spectre, revenant / 魔鬼 móguǐ: démon, diable / 鬼神 guǐshén: démons et dieux, êtres surnaturels / 魅 mèi: démon, monstre, des vieilles chose ou des animaux  - retour -

[4] Tenenbaum Lucien, Ecrire, Parler, Soigner en chinois, Paris, éd.You-Feng, 2001 - retour -

[5] Notons, si l’on devait approfondir cette question que khí et hơi peuvent aussi traduire le peu, le faiblement, le à peine, légèrement et que khí est aussi en biologie, le sperme. - retour -

[6] Schipper Kristofer, Démonologie chinoise, dans Génies, anges et démons, Paris, Le Seuil, coll. Sources orientales, 1971, p.405 - retour -

[7] Nguyễn Văn Huyên, La civilisation ancienne du Vietnam, Hà Nội, éditions Thế Giới, 1994 - retour -

[8] Mường est l’ethnonyme officiel mais ils se nomment eux-mêmes Mọl ou Kon Mọl. Le terme de mường serait d’origine Thái (ou Táy) et s’appliquerait à l’origine à un regroupement de villages placé sous l’autorité d’une famille. Actuellement les Mọl ou Mường qui sont à peu près 1 million, résident essentiellement entre le nord ouest du Fleuve Rouge et la Cordillère annamitique. - retour -

[9] Image du corps doit être ici compris comme une notion particulière appartenant à la théorie psychanalytique depuis notamment les travaux de Paul Schilder. Il s'agit de la représentation mentale que nous avons de notre propre corps. Actuellement, cette notion mérite d'être distinguée de celle de schéma corporel en partie associée au niveau neuropsychologique. - retour -

Dumoutier G., 1904, Le rituel funéraire des annamites. Hà nôi, F.H. Schneider.

Lê Thành Khôi, Voyage dans les cultures du Viêt Nam, Paris, publié par Assoc. Horizons du Monde, 2001

Nguyên Huy Lai, 1981, La tradition religieuse spirituelle et sociale au Viêt Nam. Paris, Beauchesne.

Nguyễn Từ Chi, La cosmologie mường, Paris, éd. L’Harmattan, 1997

Nguyễn Văn Khoan, Le repêchage de l'âme, avec une note sur les hồn et les phách d'après les croyances tonkinoises actuelles, dans Bulletin de l’Ecole Française d’Extrême-Orient, tome XXXIII, 1933, p.11-34

Aymonier E, Recherches et mélanges sur les Chams et les Khmers, Saigon, 1881

Cabaton Antoine, Le Loup-Garou en Indochine et en Indonésie, Bulletin de la Société d’ethnographie de Paris, n°6, 1922, p.55-59

Gouin Eugène(1957), Dictionnaire vietnamien-chinois-français, Paris, éd. You-Feng, 2002

Bonet Jean, 1899,Dictionnaire Annamite-Français - Langue officielle et langue vulgaire.

Génibrel J.F.M., 1898, Dictionnaire Annamite-Français

Charles de Harlez (1832-1899), Le Huan et le Pe, les deux esprits de l'homme, - Miscellanées chinois - Le Muséon, 1893, volume XII, pages 375-381.
 

 

©  - Fermi Patrick - 17 septembre 1998