Présentation et préalables

4. Une grande oubliée : la psychologie coloniale

I. Contexte historique et généralités

5. Complexes de dépendance et d'infériorité

2. Octave Mannoni et Madagascar

6. Freud : nature humaine et civilisation

3. Dès l'introduction

Conclusion provisoire

Notes

Bibliographie

« L'Annamite a une âme d'enfant; il faut rarement attendre de lui une amélioration raisonnée. S'adresser à sa raison pour lui demander de se corriger est parfaitement inutile. Nous avons essayé, inconsciemment peut-être, de lui inculquer de la fierté ; nous avons réussi seulement à le rendre insolent, irrespectueux à notre égard.»
Paul Giran, Psychologie du peuple annamite, 1904, p.83

« Les populations nègres, particulièrement incapables, semble-t-il, de se gouverner elles-mêmes, livrées à toutes les atrocités d'un fétichisme stupide ou exploitées par l'islamisme corrupteur et cruel, ont tout intérêt à se voir soumises aux peuples chrétiens, qui, du moins amélioreront leur sort s'ils ne les amènent pas toujours à la connaissance et à la pratique de la vraie religion.»
Manuel scolaire - Géographie - Atlas - classe de CM2 - 1906

 




le contre-transfert culturel à l'épreuve

Présentation et préalables

J'ai conscience que la longueur de ces préalables peut rebuter quelques lecteurs pressés d'entrer dans le vif du sujet. Cependant, je n'ai pas su trouver un autre moyen que ce développement pour échapper aux malentendus qui surgissent inévitablement lorsque l'on expose des associations et des sentiments personnels qui ont l'ambition d'aller au-delà des impressions et des idées convenues.

La motivation principale qui m'a entraîné à écrire ce texte peut se comprendre comme une tentative d'échapper à un déplaisir : celui provoqué par la lecture d'écrits et de livres consacrés à la psychologie qualifiée selon les époques et les auteurs d'ethnologique, ethnique, coloniale etc. Le terme de déplaisir est commode mais il est loin de contenir cet amalgame de sentiments d'étonnement, d'indignation, d'incompréhension mais aussi de curiosité et d'interrogations. Exceptés quelques extraits, je ne vais pas ici faire un florilège de ces phrases que l'on peut collecter dans tous ces travaux ; disons pour aller vite, tout un corpus d'observations sur les nègres, les annamites, les arabes, les mélanésiens - le plus souvent colonisés - décrivant leurs facultés intellectuelles inférieures, leurs degrés de sauvagerie ou de civilisation attardée, leurs absences d'émotions élevées et de conscience individuelle, leurs pensées (quand on leur en reconnaît) magiques, leurs mœurs dépravées ... Bref, un ensemble d'idées sur les non-civilisés, sur nos protégés, sur ces primitifs, ensemble qui a fini par faire surgir dans mon esprit une question tenace que je peux résumer ainsi : comment pouvaient-ils (les auteurs des textes) penser de cette façon ?

A vrai dire, il suffit de se pencher quelque peu sur cette question pour en percevoir l'ingénuité mais j'ai préféré la conserver sous cette forme car elle m'apparut d'abord ainsi. Je ne suis pas naïf au point de croire que ces idées aient disparu ; elles continuent d'exister au quotidien et de part le monde mais, pour les plus caricaturales, elles ont disparu des discours savants ou universitaires des spécialistes des sciences humaines.[1] A n'en pas douter, la plupart des auteurs de ces textes étaient des hommes intelligents, passionnés de leurs savoirs, convaincus qu'ils œuvraient pour le progrès. Beaucoup d'entre eux pensaient agir pour un idéal scientifique et par charité, peut-être dirait-on aujourd'hui par humanitarisme et devoir d'ingérence. Ils représentaient alors une élite de la société. Publiés, écoutés, glorifiés pour certains, quelques-uns avaient réellement connu le terrain et avaient fréquenté les peuples en question. Cependant, à l'exception des missionnaires, rares étaient ceux qui en parlaient les dialectes car ces derniers n'étaient pas alors reconnus comme de véritables langues. La question « comment ces auteurs pouvaient-ils penser de cette façon ? » en amène rapidement quelques autres : comment, moi au XXIe siècle, puis-je penser leurs idéologies ? ou encore et en symétrie comment, moi, puis-je penser aujourd'hui des choses qu'ultérieurement d'autres jugeront erronées, fallacieuses, irréelles, sans fondements, incorrectes, etc. ?

 

Extraits de : Letourneau Charles, La Psychologie ethnique -- Mentalité des races et des peuples -- Paris, Schleicher frères éd., 1910

« On est en droit d'affirmer que, sauf exceptions rares, le nègre conserve, toute sa vie, nombre de traits moraux qui caractérisent l'enfance. Notamment il reste léger, versatile, étourdi, incapable de prévoyance ; il vit au jour le jour ... » p. 114
« Cependant, malgré leur extrême grossièreté, les Fuégiens sont supérieurs aux bêtes par quelques vertus sociales. » p.159
« .. la langue musicale d'une race est toujours en étroite corrélation avec la largeur et la profondeur de l'impressionnabilité morale ; or, sous ce rapport, l'âme indo-chinoise est mal épanouie encore. [...] il en est de même de l'intelligence. Par ce dernier côté surtout, les Indo-Chinois tiennent encore à la mentalité des primitifs. » p.235
« Au point de vue intellectuel, la variété berbère de race kabyle est encore mal développée ; elle est restée naïve, frustre, mais a gardé beaucoup de cette moralité primitive. » p. 285
« Nous sommes donc obligés de conclure [...] que des phases ordinaires de l'évolution mentale, la race arabe n'a parcouru que les premières, les inférieures [...] la sphère la plus élevée des sciences et de la philosophie lui est restée inaccessible. [...] Au point de vue de ce que nous appelons spécialement "les mœurs", les Hébreux n'ont pas été moins grossiers que les Arabes. »  p. 325

 

 

Ces interrogations ou des similaires, on peut les considérer philosophiquement, politiquement, sociologiquement, historiquement, mais on peut les considérer aussi sous l'angle de la clinique. C'est ici le point de vue choisi. Clinique, pas dans le sens où ces idéologies seraient pathologiques et/ou symptomatiques d'un trouble quelconque, clinique dans le sens où elles provoquent en moi des affects et des pensées qui me troublent, déforment mes jugements et mes appréciations, s'insinuent dans mes relations avec l'étranger ou celui désigné comme tel, influencent mes interprétations et mes théories ... C'est ce sens qui justifie l'application de la notion de contre-transfert culturel. Bien sûr, les « moi » et les « je » de toutes ces phrases n'ont n'intérêt que parce qu'il peut s'agir aussi de chacun de « nous ». C'est donc ce pronom pluriel que j'utiliserai dans la suite de cette recherche, excepté quand il s'agira de références directement personnelles.

Pour aborder ces questions, nous avons pris comme premier objet un travail d'Octave Mannoni, Psychologie de la colonisation, à partir duquel nous associerons sur d'autres textes et d'autres auteurs. Disons-le tout de suite, ce livre échappe aux observations outrancières qui viennent d'être évoquées, il est même en rupture avec ces courants mais il s'inscrit dans une même thématique. J'insiste aussi pour dire que cet article n'est pas un compte-rendu du livre de Mannoni. Il n'en est pas non plus vraiment un commentaire ou une critique. Psychologie de la colonisation - le titre de la 1ère édition - est une occasion et un prétexte destinés à susciter un questionnement sur les mouvements de contre-transfert culturel. Afin d'éviter quelques malentendus possibles, quelques précisions sont encore nécessaires.

  • L'usage que nous faisons ici de la notion de contre-transfert ne se limite pas au seul cadre de la cure psychanalytique. Ainsi que Freud lui-même a pu l'écrire: « Il ne faut pas croire que l’analyse crée le transfert et que ce dernier n’apparaît que dans celle-ci. [...] Il est un phénomène humain universel, [...] et même il domine d’une manière générale les relations d’une personne à son environnement humain.» (Freud 1925 : 89). On aura compris que nous nous référons plus précisément encore à la conception de Georges Devereux considérant que « le contre-transfert est la somme des déformations qui affectent la perception et les réactions de l'analyste.. » et surtout -- comme il le soutient dans De l'angoisse à la méthode -- plus généralement du chercheur face à son objet d'étude. Faut-il encore rappeler que « transfert et contre-transfert ont des sources et des structures identiques. C'est stricte affaire de convention. » (Devereux 1967 : 75)

  • S'agissant du qualificatif de culturel. Comme je l'avais déjà discuté il y a une dizaine d'années dans un autre article, le contre-transfert culturel désigne le phénomène du contre-transfert en tant qu’il est provoqué - principalement - par des éléments culturels. Ici, précisément, ces derniers sont indirects. Ces éléments ne proviennent pas de manifestations culturelles en situations réelles et ils sont pour l'essentiel constitués par ce que les auteurs de ces textes en ont rapporté. Le contre-transfert qui nous occupe concerne donc avant tout les manières dont ces auteurs ont décrits et interprétés ce qu'ils estimaient être des caractéristiques culturelles. Le terme culturel doit seulement être considéré comme un simple adjectif qualifiant le contre-transfert. Cette distinction est importante car elle n’identifie pas le contre-transfert culturel à un phénomène spécifique. Nous pensons même au-delà d'un paradoxe apparent que le contre-transfert culturel, même s'il se manifeste dans la différence et de l'altérité culturelles, ne peut se produire qu'en réaction à des problématiques psychiques universelles.

  • Il est évident que le contre-transfert culturel entendu ainsi est un phénomène qui ne se limite pas aux seuls textes concernés. Les personnalités des auteurs en question y participent nécessairement mais, comme dans n'importe quel mouvement transférentiel, il ne peut s'agir que des personnalités que nous imaginons à partir de leurs productions, de ce que nous savons ou croyons savoir sur eux et de nos propres projections. Ainsi, dans le cadre qui sera le nôtre, les écrits et la personnalité de Mannoni, son statut de psychanalyste reconnu et sa place dans les mouvements psychanalytiques, les critiques qui lui ont été adressées, le fait colonial, les représentations socioculturelles d'aujourd'hui etc. , sont autant d'éléments pouvant générer des mouvements transférentiels. Bien sûr, chaque lecteur les vivra selon sa propre histoire et ses propres appartenances sociales.

  • Octave Mannoni, comme tout un chacun, n'a pas échappé à l'influence des idéologies de son époque. C'est précisément cela qui est intéressant et qui, en retour, peut nous amener à nous questionner sur nos possibles illusions contemporaines. On est même tenté de dire que si un homme de qualité comme lui, n'a pu se soustraire complètement à ces influences, il est vraisemblable que la majorité d'entre nous est encore plus soumise aux idées de notre temps. Il n'est pas dans notre propos et dans notre intention d'interpréter les productions d'un créateur à partir de son histoire individuelle ou de sa personnalité. Ce n'est pas que la méthode soit à exclure, la littérature psychanalytique en donne des exemples célèbres, mais elle n'est pas appropriée à notre objet. Aussi, lorsque nous serons amenés à exposer quelques données biographiques sur Mannoni, ce sera dans la seule perspective d'éclairer sa position sociale et le cadre socio-politique dans lequel a été écrit Psychologie de la colonisation.

I - contexte historique et généralités

Le Petit Journal - 1895Lors de la conférence de Berlin (1884-1885) les pays européens se partagent l'Afrique. Madagascar est attribuée à la France. Celle-ci y est déjà présente depuis longtemps mais elle n'est officiellement qu'en « coopération » avec ce qui est alors un royaume. Un traité est signé mais les incidents se multiplient et en 1895 la France entreprend militairement la conquête de l'île sous le commandement du général Gallieni. Deux ans plus tard, cela en est fini du Royaume Merina et la dernière reine, Ranavalona III, est exilée à la Réunion puis en Algérie où elle mourra le 23 mai 1917. C'est donc un demi-siècle après l'invasion coloniale que Mannoni rédigea son livre à Tananarive dans le prolongement de l'insurrection malgache du 29 mars 1947. Il faut rappeler que cet évènement fut suivi d'une répression dont l'intensité et la force symbolique exercent encore leurs influences. Actuellement, les historiens s'affrontent toujours sur le nombre de morts, c'est dire que cette révolte est un fait si marquant de l'histoire coloniale que son analyse reste problématique et sujet à controverse. D'une dizaine de milliers aux 100.000 victimes quelquefois mentionnées, on comprendra que de toutes façons il s'est agi de représailles extrêmement sanglantes.[2] Il n'est pas inutile de noter ce contexte car si l'on doit concéder à Mannoni d'être précis sur les limites et les ambitions de son travail dès les premiers paragraphes de son introduction, on peut quand même s'interroger, voire être un peu perplexe, sur l'évocation des plus ténues concernant cet évènement alors même qu'il semble avoir été déterminant dans le projet de ce livre. Notons que sa commémoration est devenue une journée nationale, « Martioran'ny tolona tamin'ny 1947 », la journée des martyrs.

Le phénomène du colonialisme a été analysé et interprété de nombreux points de vue mais il est frappant de constater que la majorité des études contiennent de manière plus ou moins soutenue des connotations morales et/ou partisanes. Il est vraisemblable que cela soit inévitable et peut-être même n'est-il pas souhaitable qu'il en soit autrement [3] aussi est-il impératif de mieux analyser les influences de la composante subjective. Les motivations et les intérêts psychologiques inconscients qui poussent les uns à défendre le colonialisme, les autres à devenir des anticolonialistes et d'autres encore à rester dans des positions ambiguës, représentent des variables qui mériteraient d'être mieux connues. Il serait erroné de croire que le colonialisme que notre époque a connu n'était qu'un accident singulier ou une parenthèse de l'histoire, il s'inscrit dans ce vaste ensemble immémorial incluant les conquêtes, les guerres, l'esclavage et l'exploitation humaine sous toutes ses formes. Par contre, on doit insister pour remarquer que ses formes et surtout son ampleur furent singulières. A côté des travaux historiques, il est intéressant de se pencher sur l'article de Georges Balandier intitulé « La situation coloniale : approche théorique ». S'appuyant sur un travail de R. Kennedy, Balandier, y note : « Il y a seulement quelques années, une estimation grossière, mais significative, rappelait que les territoires coloniaux couvraient, alors, le tiers de la surface du globe et que sept cent millions d'individus, sur les deux milliards de population totale, constituaient des peuples sujets.» (Balandier 1951 : 44) Si l'on s'en tient à l'empire français, Olivier La Cour Grandmaison (2009) rappelle : « Entre 1871 et 1913, les possessions françaises en outre-mer sont passées de moins d’un million de kilomètres carrés à treize millions. Quant aux « indigènes », leur nombre a progressé de sept à soixante-dix millions en 1938. » L'importance du phénomène ne saurait plus se satisfaire des explications « héroïques » qui faisaient nos livres scolaires d'histoire jusque dans les années 1960. Ainsi expliquer la conquête de l'Algérie par l'incident diplomatique entre le consul Pierre Deval et le dey d'Alger Hussein Dey, représentant l'Empire ottoman en Algérie depuis les années 1600, est certainement plus qu'une anecdote car derrière son insignifiance apparente se révèle un type de procédé de psychologie collective -- et de politique -- comparable à certains processus de défense tels que les connaît la psychologie individuelle.

Si le développement technologique occidental et l'extension capitaliste expliquent beaucoup les particularités et l'intensité de ce colonialisme, ils n'en expliquent pas la pulsion initiale. Dans cet article Balandier estimait que la situation coloniale devait s'appréhender dans sa globalité, en s'étayant sur divers points de vue -- historique, économique, politique, administratif, sociologique, psychologique -- et il le fit magistralement dans cette analyse quasiment devenue un modèle sociologique. Mais l'analyse de la situation coloniale en tant que telle serait-elle exhaustive, qu'elle ne pourrait qu'imparfaitement rendre compte de son existence première si l'on omet d'y donner une place à la nature humaine comme Freud le fit particulièrement dans Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort. Cette nature humaine est nécessairement au cœur de ce que nous identifions ici comme contre-transfert culturel et par conséquent nous serons amenés à revenir sur la conception freudienne. Il n'est pas anodin de savoir que Balandier fit un compte-rendu relativement critique de Psychologie de la colonisation dès sa sortie dans Cahiers internationaux de la sociologie (1950) mais dans le même volume de cette revue, il écrivit un article -- Aspects de l'évolution sociale chez les Fang du Gabon -- dans lequel il nota explicitement : « Nous empruntons cette expression -- de situation coloniale -- à M. O. Mannoni qui l'utilise dans diverses études de « psychologie coloniale ». » (Balandier 1950 : 77)

2 - Octave Mannoni et Madagascar

A l'époque de la rédaction de Psychologie de la colonisation, Octave Mannoni avait bien commencé une cure avec Jacques Lacan mais la notoriété de ce dernier comme psychanalyste sera plus tardive. Dans la Note de l'auteur de l'édition de 1956, Mannoni écrivait : « A ce moment précis, ma propre analyse n'était pas très avancée et j'utilisai avec témérité certains concepts théoriques qui demandent à être traités avec plus de précautions [...] Je dois admettre franchement que les faiblesses évidentes que présente le livre à ce point de vue me dérangent maintenant. »

Par contre, son « expérience de terrain colonial » était déjà considérable, non seulement à Madagascar mais aussi à La Martinique [4]. En effet, dans les années 1920, Mannoni fut professeur de philosophie au lycée Schœlcher de Fort-de-France avant d'être en poste au lycée Gallieni de Tananarive [5]. Il ne fait aucun doute qu'Octave Mannoni s'impliquait bien au-delà de son rôle d'enseignant et notamment dans la vie culturelle. Ainsi, en Martinique, comme le souligne Michel Leiris : « .. M. Octave Mannoni figura – avec le poète de langue créole et de langue française Gilbert Gratiant et l'écrivain blanc créole Auguste Joyau – parmi les animateurs de la revue Lucioles, qui parut à Fort-de-France en 1927 et représente le premier périodique littéraire des Antilles françaises à s'être proposé de travailler dans un sens proprement antillais.» (Leiris 1955 :81) Dans le contexte de l'époque, il ne s'agit pas seulement d'un acte littéraire, il s'y adjoint une dimension politique qui, sans être révolutionnaire, donne pour la première fois une voix et une reconnaissance à la culture antillaise comme le fit aussi un peu avant La Revue indigène à Haïti. Jean-Louis Joubert dans un très bel article intitulé Des îles et des courants écrit que pour la revue Lucioles « .. il y est question d’accueillir les « rayons lointains du Paris des Lettres » et d’en prolonger les éclats de lumières (c’est le sens du titre : Lucioles) dans le ciel martiniquais. La revue haïtienne comme la revue martiniquaise semblent continuer le suivisme du XIXe siècle et pourtant elles suscitent des polémiques locales. Gilbert Gratiant évoluera en pratiquant l’écriture de poèmes en créole, donc en se tournant vers une inspiration tout à fait indigène.» (Joubert 1927)

A Madagascar, Octave Mannoni y vivra quasiment deux décennies. La diversité de ses expériences ne pourra qu'étonner ceux qui le connaissent seulement comme psychanalyste. Par exemple en tant que botaniste amateur, il découvrit des espèces nouvelles de kalanchoé [6] ou encore qu'il prit part à une expédition d'alpinisme dans le massif de l'Andringitra, expédition dont il rapporta un magnifique album de photographies annoté de renseignements botaniques, géographiques, ethnographiques etc. Lors d'une mission de recherches en hydrologie dans une région frappée par la sècheresse, il est touché par la malnutrition des populations et par leur désarroi, aussi « .. il axe son rapport sur ce sujet et sur les moyens d'y développer l'agriculture et l'élevage, tout en insistant sur la nécessité de donner plus d'autonomie aux populations indigènes, en reconnaissant, par exemple, l'institution des kabary comme forme de justice indigène.» [source]

L'engagement littéraire que nous avons évoqué à la Martinique se prolongera à la Grande Île. Jean-Louis Joubert, considère dans son livre Littératures de l'Océan Indien que «.. la vie littéraire française de Madagascar .. trois fortes personnalités l'ont plus particulièrement marquée : Pierre Camo, Robert Boudry et Octave Mannoni. [...] immédiatement avant la guerre, et, après 1945, chef du service d'information de Madagascar. À ce titre, il (Mannoni) a été responsable de la Revue de Madagascar, organe de la propagande officielle du Gouvernement Général, dont il a orienté les pages littéraires, pour leur faire refléter la riche tradition littéraire malgache.» (Joubert 1991 chap.2-4) Octave Mannoni a initié et collaboré à de nombreuses revues malgaches mais il a su aussi faire preuve en ce domaine d'ingéniosité. En 1942, la « confection » des Fragments du Narcisse de Paul Valéry pour sa classe de philosophie du lycée Gallieni en est une illustration. Pour cette publication, Mannoni a eu quelques relations épistolaires avec Valéry afin de l'en informer : « .. je n'aurais pas manqué de vous demander préalablement votre autorisation si n'avions été si longtemps et si complètement privés de toutes communications par mer et par air. [...] on a employé un papier de fortune, fait avec de vieux papiers, et dont la fabrication n'était pas encore au point ; mais on n'avait pas le choix. Pour la couverture, on a trouvé un papier de fabrication locale déjà ancienne, fait de fibres de bananier..». (ibidem source)

Nous avons entrevu les intérêts de Mannoni pour le pays, les plantes, la littérature mais il y eut bien sûr ceux pour les hommes et leurs sociétés. Nous verrons ultérieurement que ses références ethnographiques seront quelque peu critiquées mais il n'empêche qu'en ce domaine Mannoni a beaucoup travaillé. Il présentera même - le 14 Avril 1948- une communication à la Société des Africanistes sur Le culte des morts chez les Malgaches des Hauts Plateaux, travail que l'on retrouvera utilisé dans Psychologie de la colonisation. L'ensemble que nous venons d'entrevoir permet déjà de comprendre la remarque de François Roustang : « Lorsqu'il commence son analyse avec Jacques Lacan [...] .. ce n'est pas un jeune homme en quête d'avenir qui se présente [...] Il a un an de plus que son psychanalyste et ne saurait être impressionné par le prestige de ce dernier qui n'a pas encore atteint sa démesure.» (Roustang 1989 Universalia)

 

« "Le Nègre, c'est la peur que le Blanc a de lui-même". Ce mot résume la psychanalyse qu'Octave Mannoni fait de l'attitude raciste : on projette sur l'autre - le Noir (naguère le colonisé), le juif, l'immigré - les problèmes qu'on a avec soi-même. Le présent livre a une histoire. En mars 1947, la rébellion éclate à Madagascar, suivie par une sanglante répression. Octave Mannoni, qui a amassé dans l'île une riche connaissance ethnographique, se met alors à écrire une étude psychanalytique moins de la mentalité du Noir que de l'Européen devenu colonial, les rapports entre l'un et l'autre évoquant, pour lui, l'impossible rencontre de Prospero avec Caliban dans "La tempête" de Shakespeare. Son livre, qui paraît en 1950, suscite un grand émoi et de vives critiques, notamment de la part de Frantz Fanon, son ami. Réédité en anglais à deux reprises (1956 et 1964), il prend aux États-Unis la dimension d'un classique.... »  Extrait de la quatrième de couverture sous l'édition Prospero et Caliban.

 

3 - Dès l'introduction ...

Éclaircir l'aspect psychologique

Pour l'objectif principal qui est le mien, éprouver les sentiments, les pensées et les idées suscités par Psychologie de la colonisation, j'ai décidé d'entrer directement dans le corps du livre en laissant "en réserve" les présentations, préfaces, notes des éditions successives et autres textes de Mannoni. En réserve signifie s'autoriser à y faire retour si cela peut aider à associer, préciser, rectifier, amender etc. certaines impressions. Il en sera de même pour d'autres écrits externes.

Dès les premières lignes Mannoni précise son objectif - « éclaircir l'aspect psychologique » de la question coloniale - et ajoute aussitôt que « de telles situations peuvent être considérées par des côtés différents, selon qu'on les étudie en économiste, en politique, en moraliste, en historien etc.» L'idée paraît simple et une première lecture ne suscite guère de réaction mais il est pourtant utile de s'y arrêter un moment car la plupart des critiques contesteront le projet même. Mannoni lui-même en avait fait le constat et plus de quinze ans après, dans The decolonization of myself, il écrivait :

« Je me demande, en effet, maintenant, ce que cela voulait dire de chercher une explication purement psychologique aux problèmes et aux difficultés nés de la colonisation. Certes, j'avais pris toutes les précautions oratoires nécessaires [...] Ce fut pour moi une surprise, certainement désagréable, mais révélatrice de quelque chose, de me voir de certains côtés attaqué dans mon projet lui-même, comme s'il y avait quelque malhonnêteté à vouloir chercher une explication psychologique aux difficultés de la situation coloniale. [...] mon livre ne pouvait pas ne pas être interprété dans un sens politique.. » (1966 : 319)

Quelles formes prirent ces critiques ? La plus radicale mais qui se situe à un niveau général fut certainement celle d'Aimé Césaire :

«Qu'on le suive pas à pas dans les tours et détours de ses petits tours de passe-passe, et il vous démontrera clair comme le jour que la colonisation est fondée en psychologie ; qu'il y a de par le monde des groupes d 'hommes atteints, on ne sait comment, d 'un complexe qu'il faut bien appeler complexe de la dépendance, que ces groupes sont psychologiquement faits pour être dépendants ; qu'ils ont besoin de la dépendance, qu'ils la postulent, qu'ils la réclament, qu'ils l'exigent ; que ce cas est celui de la plupart des peuples colonisés, des Malgaches en particulier. Foin du racisme ! Foin du colonialisme ! Ça sent trop son barbare. M. Mannoni a mieux : la psychanalyse. Agrémentée d'existentialisme, les résultats sont étonnants : les lieux communs les plus éculés vous sont ressemelés et remis à neuf ; les préjugés les plus absurdes, expliqués et légitimés ; et magiquement les vessies vous deviennent des lanternes. » (Césaire 1955 : 24)

A l'époque de sa rédaction, la force de cette critique était perçue comme beaucoup plus importante qu'elle ne paraît au lecteur d'aujourd'hui mais elle subsiste toujours. Par exemple dans un article récent sur Peau noire masques blancs paru dans le quotidien national algérien La Tribune, Mohamed Bouhamidi écrit : « Mannoni est le type même du raciste qui parle « de ce qui est » même s’il déplore ce « qui est ». » (02/07/2009)

Cette longue citation de Césaire, j'ai hésité à la placer au début de cette partie, d'autant plus si l'on en croit Guillaume Surena (1991) « (qu') il semble que Césaire ait reconnu, plus tard, son erreur d'appréciation. » mais d'une part j'ai fini par penser qu'elle avait le mérite de donner le ton général des critiques et que d'autre part elle permettait de cristalliser une partie des impressions associées à la lecture de ce livre. De la même manière et en une sorte de contrepoint, il faut d'emblée souligner qu'Octave Mannoni ne fut jamais reconnu comme un colonialiste et un raciste. Ceux qui l'ont connu ne prendraient même pas la peine de le défendre de ces accusations tant elles sont étrangères à sa vie réelle. Certains ont retenu le fait qu'il a été responsable de la Revue de Madagascar, organe de la propagande officielle du Gouvernement Général, cela est vrai mais il faut ajouter immédiatement que c'est précisément à cause des opinions anticolonialistes qu'il a pu y soutenir qu'on le fit revenir en France.

La critique de Frantz Fanon est dure mais elle est la seule à se développer pas à pas, en suivant le texte et sans s'attaquer à la personne. Dès la première page Fanon note : « Avant d'entrer dans le détail, disons que la pensée analytique est honnête » ou encore quelques lignes après « Nous sommes redevables à M. Mannoni d'avoir introduit dans la procédure deux éléments dont l'importance ne saurait plus échapper à personne » ou « L'étude de Mannoni est une recherche sincère.. » (1975 : 67-68) Cela dit, et dans les mêmes parties, Fanon avait déjà prévenu « que M. Mannoni, bien qu'ayant consacré deux cent vingt-cinq pages à l'étude la situation coloniale, n'en a pas saisi les véritables coordonnées. » A priori la critique de Fanon ne s'en prend pas directement au projet « éclaircir l'aspect psychologique » mais de fait il rejette une à une les interprétations de Mannoni et le plus généralement en faisant remarquer que l'objet de l'interprétation psychologique n'est pas un objet à interpréter psychologiquement. Ainsi - toujours dans l'introduction - selon Mannoni « La civilisation européenne et ses représentants les plus qualifiés ne sont pas responsables par exemple du racisme colonial ; mais celui-ci est l'œuvre de subalternes, de petits commerçants, de colons qui ont beaucoup trimé sans grand succès. » ; c'est là le type d'objet que Fanon va récuser avec véhémence. Dans ce cas précis, il est vrai qu'il s'agit du type d'objet ou de matériau à partir duquel Mannoni va développer sa notion de « complexe d'infériorité » (supra), c'est à dire une des clés de son système psychologique et interprétatif. La critique de Balandier, sans être comparable à celle de Fanon, commence par apprécier le fait que Mannoni ait pris la situation coloniale comme cadre mais après avoir bien noté que Mannoni s'est attaché à analyser un seul point de vue parmi d'autres possibles, il écrit : «  Nous aurons, quant à nous, à l'inverse, un parti pris de totalité, pensant qu'il y a quelque tricherie à ne retenir qu'une seule des implications de cette situation. » (Balandier 1951)

La subduction du passé dans le présent

Nous sommes à peine entrés dans le livre que déjà surgissent la plupart des questions qui seront soulevées, mais pour ce qui nous concerne ici, en nous limitant au plan du contre-transfert culturel. Le qualificatif de culturel doit être compris dans un large sens, c'est à dire non seulement par rapport :

- à une autre culture mais aussi par rapport à la nôtre propre - la culture française d'aujourd'hui est à certains égards plus éloignée de la culture française d'il y a soixante-dix ans qu'avec d'autres cultures actuelles ;

- aux évolutions (transformations) des idéologies, valeurs, normes etc. bref, des représentations culturelles et cela, tant sur le plan des contenus que sur celui des contenants ou habitus ;

- à la modification de la palette des jeux identificatoires possibles car de fait les protagonistes de toute cette histoire ne sont plus ni tout à fait les mêmes et n'ont plus entre eux les mêmes relations.

Cet ensemble de variables crée nécessairement une sorte de différentiel qui peut rendre quasiment incomparables les différentes lectures. Comment imaginer la lecture que j'aurais pu avoir de ce texte dans les années 1950-1960 (en supposant - ce qui bien sûr n'est pas réaliste - que j'eus possédé à cette époque des capacités analogues à celles d'aujourd'hui) ? Pour s'en faire une idée, en 1960, j'avais 10 ans, ma famille et mon entourage appartenaient globalement au milieu ouvrier, avec un niveau d'instruction dit primaire, subissant à la fois les influences d'une idéologie républicaine, laïque, teintée de socialisme et du fond catholique de ce temps. Quelques enfants (disait-on) du village et des alentours étaient revenus blessés d'Indochine, d'autres étaient morts en d'Algérie. Une grand-mère me parlait des boches comme s'ils étaient « partis » la veille. La vie quotidienne reposait sur d'innombrables distinctions : les hommes et les femmes, les jeunes et les adultes, ceux du village et ceux d'ailleurs. Les vrais étrangers étaient italiens et espagnols, bientôt rejoints par les pieds-noirs qui ne me semblaient pas de vrais Français. L'Algérie était française. Les Africains étaient noirs et vraisemblablement un peu cannibales, malgré tout le docteur Schweitzer les soignait avec sainteté. Les Antilles ? Je ne me souviens pas avoir su où cela se situait et ce que cela représentait. L'esclavage n'était pas une bonne chose mais de toutes façons la faute en incombait aux Sudistes américains etc. Les communistes étaient des méchants mais ceux que nous côtoyions étaient plutôt intelligents et gentils. A ce hochepot de représentations et de valeurs, il faudrait bien sûr mêler ma propre histoire et mes fantasmes ...

Dans ce contexte, où mon imaginaire est peut-être plus près d'une vérité socioculturelle qu'une prétendue reconstruction objective, je pense que Fanon m'aurait été incompréhensible. J'aurais vraisemblablement accordé du crédit à André Breton disant de Césaire: « Et c’est un Noir qui manie la langue française comme il n’est pas aujourd’hui un Blanc pour la manier.» Peut-être, cependant, aurais-je été troublé par la remarque de Fanon : « Et quand bien même M. Breton exprimerait la vérité, je ne vois pas en quoi résiderait le paradoxe, en quoi résiderait la chose à souligner, car, enfin, M. Aimé Césaire est martiniquais et agrégé de l’université.» (éd.1975 : 31) Octave Mannoni me serait certainement apparu comme un homme sensé lorsqu'il écrivait « que les peuples qui colonisent sont, en gros, parmi les plus avancés, et ceux qui se laissent coloniser sont parmi les plus attardés.» ( : 61) Peut-être, cependant, l'aurais-je jugé un peu trop progressiste (si j'avais connu alors le mot) quand il notait : « Il suffit pour le moment que nous débarrassions d'une croyance obscure, et sans doute en partie inconsciente qui consiste à imaginer qu'on peut apporter les "bienfaits (ou les méfaits, selon d'autres) de la civilisation" à des hommes qui seraient restés tout simplement "plus près de la nature".» ( : 56). Et les routes ! les hôpitaux ! les écoles ! qu'en fait-il ? - aurais-je sans doute pensé.

Je ne suis pas certain que j'aurais su échapper à la gravitation des idées de ce temps comme l'ont pourtant fait quelques hommes et quelques femmes. Et bien entendu, parmi eux, ceux surtout qui avaient plus à perdre qu'à gagner en se dégageant des idéologies dominantes [8]. Francis Jeanson préfaçant Peau noire masques blancs ou s'engageant dans la lutte anticoloniale en serait un exemple. Notons que Jeanson sut garder la tête froide malgré sa position puisque, s'agissant des critiques de Fanon adressées à Mannoni, il pouvait aussi écrire dans cette préface : « Ces critiques, d’ailleurs, ne me semblent pas absolument décisives, dans la mesure où elles considèrent la thèse soutenue par l’auteur comme une explication totale –, alors que cette thèse se donne elle-même pour une description relative et partielle, visant à éclairer la question sous un angle inusité.»

Le bon grain et l'ivraie

Le problème, c'est qu'entre-temps j'ai fait des études. Les lignes droites qui séparaient clairement les choses du monde se sont déplacées, d'autres se sont brisées et quelques-unes sont même devenues incertaines. L'idée déjà citée de Mannoni « La civilisation européenne et ses représentants les plus qualifiés ne sont pas responsables par exemple du racisme colonial.. » ou celle de « L'exploitation coloniale ne se confond pas avec les autres formes d'exploitation ; le racisme colonial diffère des autres racismes... » sont des interprétations qui peuvent susciter de la réprobation, de l'indignation, ou quelques confusions de sentiments et de pensées. Dans cette perturbation Mannoni m'apparaît d'abord comme un colonialiste qui négocie hypocritement avec le racisme ordinaire. Cela, c'est l'ivraie. Et à ce point, Mannoni est paradoxalement sauvé - à mes yeux - par son critique Fanon. Pourquoi ? Parce que ce dernier, qui a évidemment des raisons d'être plus choqué que moi, condamne durement ces sortes d'idées et, pour ce faire, pose comme préalable et principe à toute analyse qu'une « société est raciste ou ne l'est pas. » ( : 69) Bien sûr, cela ne suffirait pas à sauver Mannoni mais les développements que Fanon élabore à partir d'exemples concrets ont fini par me faire apparaître son analyse du racisme comme un bloc théorique ne souffrant aucune contradiction et devant s'appliquer indistinctement à n'importe quelle situation. Or, ce n'est pas là mon expérience personnelle, ni comme enfant, ni comme adulte, et ce n'est pas non plus ce que j'ai pu observer autour de moi. Le racisme n'est pas un monolithe à la forme achevée et à la composition inaltérable ; il m'apparaît plutôt polymorphe, variable, assujetti à des contextes, soumis aux idéologies politiques du moment, différents selon les classes sociales, économiques etc. C'est à cet endroit que Mannoni regagne quelque crédit - toujours à mes yeux - car dans l'ensemble contenant certaines idées quasiment insupportables, il en expose d'autres qui permettent de re-penser, avec et contre lui, avec et contre Fanon. La représentation supportée par la parabole du bon grain et de l'ivraie traduit assez bien, pour moi et à ce moment là, ce que l'on a convenu de nommer contre-transfert culturel.

Le bon grain, c'est quand Mannoni écrit : « En réalité son état de colonisation n'est que la manière dont, avec ce qu'il était, il a réagi à ce que nous sommes. » ( : 56) Cette idée n'est pas seulement ponctuelle dans l'écrit, elle traverse celui-ci du début à la fin. Et même si des parties comme La dépendance - centrée en trois chapitres sur la psychologie du colonisé - et L'infériorité - centrée en deux chapitres sur la psychologie du colon - ont l'air de se succéder, Mannoni les a pourtant pensées comme les deux pôles d'une relation circulaire. Cette vision rompt avec la psychologie de l'époque. Même un autre de ses critiques dont nous reparlerons, Maurice Bloch, salue Mannoni « comme un précurseur en raison de la lucidité dont il fait preuve en stipulant, contre toute une habitude de pensée [...] qu'autant d'attention soit portée aux comportements du colonisateur qu'à ceux du colonisé. » (Bloch 1997 : 104)

Passé le moment où la représentation du bon grain et de l'ivraie permet de continuer à penser et à poursuivre la lecture, il devient néanmoins assez vite inconfortable de s'arrêter à cette seule représentation. En effet, elle introduit - ou plutôt elle ne fait que révéler - des mécanismes de clivage et leurs possibles effets secondaires d'égarement, de refoulement et d'illusion narcissique. Par exemple, on peut suivre les analyses de Mannoni en pensant des choses comme « cela est bien, il a raison, je suis d'accord avec lui ... » ou bien « c'est faux .. , c'est raciste, il se trompe, je le récuse.. » et il y a vite là-dedans une forme de présomption qui fait obstacle, moins d'ailleurs à Mannoni qu'à l'analyse de nos propres résistances. La décolonisation de soi-même peut aussi se regarder comme une analyse du contre-transfert, sans pour autant s'y réduire.

4 - Une grande oubliée : la psychologie coloniale

Une zone incertaine : entre Race et Culture

Un travail sur ce type de contre-transfert peut conduire à s'engager dans de multiples directions mais il en est une particulièrement éclairante : celle qui consiste à se pencher sur la psychologie avec laquelle Mannoni est en rupture. A ma connaissance, cette voie est peu explorée par ses critiques et d'une façon plus générale, elle est méconnue de la majorité des psychologues, bien sûr à l'exception de quelques spécialistes [9]. Nous en verrons bientôt les raisons possibles car certaines d'entre elles sont des effets des mécanismes de clivage et de refoulement que nous venons d'évoquer. Les historiens, contre-pouvoirs possibles de l'amnésie collective, sont heureusement là pour nous aider à reconquérir de la mémoire.

Dans De la psychologie coloniale à la géographie psychologique, Pierre Singaravélou rapporte que dans l'entre-deux-guerres, en 1921, Georges Hardy [10] formule dans son ouvrage Les Éléments de l’histoire coloniale « un projet de la « psychologie coloniale » [...] il affirme que cette discipline nouvelle doit avant tout servir un projet politique : trouver le moyen d’établir une paix durable entre les peuples [...] Comme Gustave Le Bon, quinze ans plus tôt, il impute à des « erreurs de psychologie », les errements de la politique d’assimilation des indigènes menée par la France. Hardy invite les colonisateurs à faire « table rase de leur propre mentalité », à rompre avec la « science pure » et à s’adapter à la psychologie indigène pour promouvoir une politique d’association. La science des âmes constitue un outil de gouvernement colonial des groupes comme des individus.. » (Singaravélou 2008 : 121) Cette psychologie coloniale s'infléchira vers une géographie psychologique, laquelle avant de disparaître prolongera ses rameaux dans la psychologie des peuples, une nouvelle discipline fondée par Abel Miroglio dans l'hiver 1937-1938, tout au moins si l'on considère la création de l'Institut havrais de Sociologie économique et de Psychologie des peuples comme un acte fondateur.

Hardy institutionnalisera sa vision psychologique dans la formation des étudiants de la fameuse École coloniale mais à y regarder de plus près son projet pédagogique et politique poursuivait fidèlement la vision du premier directeur de cette école, Étienne Aymonier, éminent spécialiste de la péninsule indochinoise. Cela est déjà très manifeste dans les mémoires des anciens étudiants. Par exemple, plus de quinze ans auparavant, en 1904, Paul Giran écrivait dans l'introduction de son livre Psychologie Du Peuple Annamite :

« Aujourd'hui, un esprit nouveau s'est fait jour. Il est maintenant admis que les sociétés indigènes placées sous notre domination peuvent avoir une organisation fondée sur des principes différents de ceux qui ont servi de base à nos sociétés européennes.
Nous admettons — et il nous a fallu plus d'un siècle pour découvrir cette vérité que la doctrine égalitaire nous empêchait de soupçonner — que chaque peuple, comme chaque homme, a une âme propre ; qu'il y a des caractères nationaux comme il y a des caractères individuels.
Il est devenu évident aujourd'hui que pour bien gouverner un peuple, il faut d'abord apprendre à le connaître ; et que pour le bien connaître, il faut pénétrer son âme, son génie.»

Cette psychologie coloniale, telle qu'elle apparaît dans les écrits de Hardy, de ses étudiants et des administrateurs civils, « oscille entre savoirs universitaires et science des amateurs, entre discours scientifique et discours littéraire, entre psychologie, géographie, sociologie et ethnologie. » (Singaravélou 2008 : 120) mais elle se développe avec en fond des courants d'idées qui la précèdent et la dépassent. Le plus manifeste est organisé autour de la notion de race. Il faut cependant se garder d'y voir un ensemble homogène que la majorité des militants antiracistes d'aujourd'hui qualifieraient trop rapidement de raciste, préférant sans doute le clivage défensif entre mauvais et bon objet. Défensif au plan psychologique car c'est écarter les conflits pulsionnels, l'ambivalence, les représentations inconscientes ; c'est réduire les motivations racistes et antiracistes à l'effet d'une instance morale, surmoïque, dont on sait qu'elle n'est qu'une partie de l'appareil psychique, que son élaboration est bien tardive dans le développement et dont le "contenu" peut être variable selon les sociétés et les époques. Il y aurait fort à parier que ceux qui suivent fidèlement la pensée dominante d'une époque auraient aussi suivi la mode d'une autre.

 

L'extrême complexité ou ambiguïté d'un savant : Charles Richet (1850 -1935).

Rares sont ceux qui ne seront pas révoltés par les extraits ci-dessous. Le professeur Richet, éminent physiologiste, prix Nobel pour ses travaux sur l'anaphylaxie, est bien l'auteur de ces lignes, l'un des summums du discours raciste. Il fut pourtant aussi un pacifiste militant et acharné en même temps qu'un membre fondateur de la Société française d'eugénique. Les lignes suivantes appartiennent à un ensemble dans lequel l'humanité toute entière, les sociétés occidentales comprises, est violemment attaquée et en même temps il fut aussi un partisan zélé de l'espéranto y voyant un moyen de dépasser "les sottes vanités nationales". Il n'empêche que ...

« Voici à peu près trente mille ans qu'il y a des Noirs en Afrique, et pendant ces trente mille ans ils n'ont pu aboutir à rien qui les élève au-dessus des singes. » p.9

«  L'histoire dit que les Espagnols, quand ils arrivèrent au Mexique et au Pérou, y trouvèrent une antique civilisation. Ils l'ont pieusement détruite de fond en comble, et ils ont sans doute bien fait ; car ces vieux Mexicains n'avaient guère su imaginer autre chose que des Dieux grotesques et gigantesques. » p.12

« Pourtant ne nous hâtons pas trop d'accuser les Rouges, car [...] chez les Blancs, chez les Allemands surtout, comme chez les Rouges ou les Jaunes, la férocité n'est jamais assez vaste pour ne pas laisser une très large part à la stupidité. Dans l'espèce humaine, férocité et stupidité font très bon ménage. [...] Pour ma part, à ces antiques et peu vénérables civilisations je préfère nettement la société des bisons et des pingouins. » p.12 - 13

Extraits de : Richet Charles, L’homme stupide, Paris, Ernest Flammarion Éditeur, 1919

 

Dans un ouvrage que l'on ne saurait que trop recommander, Races, racismes et antiracisme, Carole Reynaud Paligot prévient dès l'introduction :

« Dans La République raciale, nous avons montré l'essor d'une pensée raciale républicaine dans la France fin de siècle. Portée par des hommes de sciences aux convictions républicaines, soutenue par les gouvernements de la Troisième République, la science des races s'est inscrite au sein de l'idéologie républicaine. Loin de la pensée raciale des nationalistes, antisémites et pourfendeurs de la République parlementaire, loin de la pensée raciale nazie purificatrice et exterminatrice, une pensée raciale républicaine porteuse d'une vision hiérarchisante et inégalitaire de la différence s'est néanmoins largement imposée au sein de la culture fin de siècle. Au prix d'une contradiction avec les principes universalistes de la République, savants, hommes politiques et administrateurs coloniaux ont partagé, à des degrés divers, ces représentations différencialistes et inégalitaires du genre humain. » (2007 : 1)

Cette pensée raciale, du XIXe à la moitié du XXe siècle, prendra des formes et des motivations diverses. Du racisme d’Arthur de Gobineau à la psychologie ethnique en passant par la racialogie des anthropologues, il y a des figures multiples, des oppositions, des glissements et des revirements mais on peut dégager quelques idées générales pouvant servir de coordonnées, ainsi :

  • la notion du différencialisme opposée à celle d'un universalisme ;

  • un axe tiré entre le pôle de l'hérédité (ou plus largement du biologique) et un pôle culturel même si ce dernier terme n'était pas utilisé comme aujourd'hui ;

  • l'idée d'un essentialisme confrontée à l'idée d'un relativisme.

Mais il faut se garder de simplifier ou selon la formule d'Alfred Korzybski de confondre la carte avec le territoire. Ces idées peuvent aussi s'entremêler. Par exemple la notion de différencialisme ne possède d'abord qu'un versant biologique avant de contenir un versant culturel ; l'âme d'un peuple et/ou l'âme collective en viennent à moduler voire à se substituer à la race comprise comme sédiments héréditaires. Cette évolution, Geneviève Vermès la résume ainsi :

« Si nous nous en tenons à la question de l’action de l’esprit collectif, ou encore à celle de la détermination des comportements individuels par les psychés collectives, il apparaît que ces questions baignent, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, dans les théories de l’hérédité. La race est le tout premier déterminant collectif physique et naturel des comportements et des aptitudes individuels. Cependant, l’anthropologie abandonne vite cette référence à la race pour ce qui concerne les peuples civilisés, et puisque cette détermination ne peut être alors que de l’ordre de la transmission héréditaire, la notion de peuple vient prendre, par euphémisme, la place de celle de race, pour signifier qu’il s’agit, dans le cas des peuples occidentaux civilisés, de « races historiques » ; l’héritage national se substitue ainsi tendanciellement à une hérédité biologique.» (2008 : 149)

Dans le cas de la géographie psychologique les influences du milieu physique, du climat, de l'environnement, tendent à remplacer l'influence génétique. Quasiment dans le même temps, le culturalisme américain en donnant le primat à la culture sur tout autre facteur en vient à donner à la culture un caractère pratiquement essentialiste mais conserve un différencialisme sans hiérarchie explicite. Presque à l'opposé, certains défendent une conception universaliste mais inégalitaire : nous sommes tous intrinsèquement semblables mais le long de la chaîne de l'évolution des peuples sont en avance sur d'autres ... Dans toutes ces variations et ces combinaisons, chacun peut y prendre ce qui l'arrange et cela permet certainement de comprendre que la pensée raciale et l'idéologie coloniale ont pu transcendé les distinctions classiques comme droite et gauche, ou laïque et religieux. De Karl Marx tenant notoirement des propos antisémites à la politique coloniale du Front Populaire qui se voulait plus humaine mais n'en contestait pas vraiment le principe, on peut trouver des exemples que notre regard actuel juge spontanément paradoxaux ou pour le moins étranges. Notre interrogation initiale « comment ces auteurs pouvaient-ils penser de cette façon ? » a jusqu'ici été traitée sous un seul angle, celui permettant d'observer les auteurs soutenant des idéologies que nous jugeons caduques. Il ne fait pas de doute que ces auteurs représentaient la majorité mais il en était pourtant d'autres qui voyaient les choses autrement.

Carole Reynaud Paligot cite le cas de Denise Paulme. Cette ethnologue africaniste n'était pas une marginale. Élève de Marcel Mauss -- elle fera publier les cours de ce dernier en 1947 --, Denise Paulme participa au début des années trente à la réorganisation du Musée d'ethnographie du Trocadéro sous la direction de Paul Rivet avant de devenir responsable du département africain au Musée de l'Homme et directeur d'études à l'E.P.H.E. Ses travaux africains commencent en 1935 avec la mission Griaule et seront suivis de nombreux séjours dans différentes sociétés d'Afrique de l'ouest.

« .. elle noua une relation très étroite avec les Dogons et leur culture. Sa correspondance témoigne de sa fascination pour la culture Dogon, des liens d'amitié qu'elle noua avec la population et du mépris envers les coloniaux imbus de leur orgueil et imbibés d'alcool : « Comment ne pas avoir honte des Blancs devant les indigènes, on voudrait leur dire : "comprenez que nous ne sommes pas tous ainsi, nous ne sommes pas de la race de ceux qui vous méprisent, nous venons pour essayer seulement de vous comprendre un peu" [...] Les mots de sauvage, primitif, me sont de plus en plus incompréhensibles, il y a seulement des hommes, et je me sens à mon aise avec Ambara ou Ampama, avec n'importe quel vieux du village même, qu'avec les Blancs que j'ai rencontrés ici. » [...] En 1937, dans le cadre du Congrès international de l'évolution des peuples coloniaux, elle présenta une communication "Sur la prétendue paresse des Noirs d'Afrique" .. » (Reynaud Paligot 2007 : 81-82)

Nous sommes ici à cent lieues des discours habituels. On a des difficultés à imaginer, à moins de s'imprégner de dizaines de textes de l'époque, le caractère décalé et quasiment provocateur de la simple expression « sur la prétendue paresse des Noirs.».

Il ne faut pas croire que dans ce patchwork idéologique, les conceptions les plus récentes aient recouvertes les plus anciennes. Par exemple la grande majorité des anthropologues et des ethnologues avaient abandonné la référence à la race et à la mentalité primitive -- même Lévy-Bruhl a courageusement pris des distances avec sa propre pensée -- alors que « le Manuel Alphabétique de Psychiatrie ( 1952 ! ) d’Antoine Porot, classique s’il en est, sous la plume d’Henri Aubin on y trouve bien Ethno-psychiatrie, Noirs (psychopathologie des) mais avec des commentaires du style «Chez eux, les besoins physiques (nutrition, sexualité) prennent une place de tout premier rang.». Les Indigènes nord-africains quant à eux manqueraient de curiosité intellectuelle, seraient crédules et suggestifs et leurs états affectifs seraient peu différenciés, ce qui expliquerait leurs explosions de fureur analogues à celles des noirs.» (Fermi 2002 - article en ligne sur ce site) Dans le même livre, on retrouve encore des expressions identiques au siècle précédent : « la mentalité du primitif est surtout le reflet de son diencéphale alors que la civilisation se mesure à l’affranchissement de ce domaine et à l’utilisation croissante du cerveau antérieur.». Ou encore, et cette fois nous ne sommes plus dans une racialogie scientiste mais dans le racisme direct : « le manque de soin et de logique dans les activités professionnelles, la tendance au mensonge, à l’insolence ... ». Soulignons encore que ces considérations persistaient dans la quatrième édition de 1969 alors que ce Manuel publié en 1952 est officiellement remanié.

 

La notion d'essentialisme a des acceptions flottantes. Il semble que le terme ait été utilisé en médecine -- Littré : « Doctrine médicale qui admet que les maladies sont des essences, existant par soi et indépendamment du fonctionnement de l'économie animale » -- avant d'être un courant philosophique dont le postulat de base est : l'essence précède l'existence. Ces définitions se sont actuellement étendues à toutes les doctrines ou positions qui considèrent que certains objets ont des essences en eux-mêmes ; la race et l'ethnie sont les plus connus.

On mentionne parfois aussi le sexe (sexisme) mais il serait peut-être plus juste de parler alors de naturalisme ; par exemple certains considèrent qu'il est dans la nature de la femme de faire la cuisine, etc. Aujourd'hui et d'une façon générale, l'étiquette d'essentialisme -- lorsqu'elle est donnée à de tels objets -- possède une connotation critique, voire péjorative.

 

Parce qu'elle est plus complexe que ne le laisse supposer l'encadré ci-dessus, la notion d'essentialisme peut se prêter à éprouver diverses dimensions du contre-transfert culturel. L'analyse de celui-ci ne saurait se limiter à ce qui nous choque ou nous dérange, elle doit aussi prendre en compte ce qui nous plaît et nous agrée. Sans vouloir rappeler tous les débats qui ont eu lieu à partir de la phrase de Senghor, « L’émotion est nègre, comme la raison est hellène », on est en droit de s'interroger sur le possible caractère essentialiste de la conception d'âme nègre. Lorsque Senghor écrit dans Ce que l’homme noir apporte :

« C’est dire que le Nègre n’est pas dénué de raison, comme on a voulu me le faire dire. Mais sa raison n’est pas discursive, elle est synthétique. Elle n’est pas antagoniste: elle est sympathique. C’est un autre mode de connaissance. La raison Nègre n’appauvrit pas les choses, elle ne les moule pas en des schèmes rigides, éliminant les sucs et les sèves; elle se coule dans les artères des choses, elle en épouse tous les contours pour se loger au cœur vivant du réel. La raison européenne est analytique par utilisation, la raison Nègre est intuitive par participation. » (Senghor 1939)

Il ne serait pas juste ni scientifique de regarder ce texte en dehors du contexte colonial et sans le mettre en juxtaposition avec les idéologies raciales et ethniques que nous venons d'évoquer. Dans cette perspective, il trouvait sa légitimité dans le fait d'opposer une identité culturelle au déni de celle-ci par ceux qui s'arrogeaient le droit d'être les seuls civilisés. S'agissant de la négritude, on se rappellera ici la formule de Jean-Paul Sartre : « la négation de la négation de l'homme noir ». Sur les plans historique, sociologique, politique, sans oublier le niveau psychologique, le concept de négritude eut -- et a certainement encore -- un intérêt majeur dans l'affirmation de la dignité, dans sa force mobilisatrice, dans sa potentialité à unir des peuples opprimés mais intrinsèquement il relève d'un essentialisme comparable à ceux des idéologies coloniales. À certains égards, il peut être interprété comme une formation réactionnelle. Frantz Fanon lui-même y avait perçu les limites voire les dangers : « Cette obligation historique dans laquelle se sont trouvés les hommes de culture africains de racialiser leurs revendications, de parler davantage de culture africaine que de culture nationale va les conduire à un cul-de-sac. » (Fanon 1961 : 161)

La complexité et l'ambiguïté d'une époque ( à notre regard actuel )

A moins de lire Psychologie de la colonisation avec le prisme déformant d'une relation transférentielle marquée par la sympathie, voire l'idéalisation à Mannoni, il est impossible de ne pas y voir l'influence importante de la pensée coloniale. Lorsque Jean-François de Sauverzac, auteur de la présentation de la dernière édition, écrit que « son analyse s'arrache d'elle-même du seul contexte historique, celui des effets de la colonisation en pays malgache » ( : 9) ou « Mannoni a eu la perspicacité lorsqu'il s'interroge sur le fait avéré par d'autres observateurs que le Malgache ignore la gratitude .. » ( : 10) ou encore l'équarrissage des données ethnographiques des pages suivantes, l'aphorisme l'amour rend aveugle prend tout son sens.

L'analyse de Mannoni ne s'arrache pas au dit contexte même s'il est vrai qu'elle est en rupture de forme et de contenu avec la plupart des travaux de psychologie des peuples. Elle ne s'arrache pas car son auteur conserve globalement les mêmes positions et les mêmes projets que ceux des psychologues coloniaux. Quand Mannoni écrit : « Dans les écoles où l'on prépare les jeunes gens à une carrière coloniale, on devrait incorporer aux programmes un cours approfondi de psychologie vraiment moderne [...] les théories générales, même très modernes, ne seront ici d'aucun secours [...] la psychologie utile, c'est celle qui permet à l'administrateur de se comprendre lui-même devant l'indigène » ( : 255), il se réfère explicitement au projet de Georges Hardy cité d'ailleurs en bas de page. Nous sommes en 1947-1948 et on ne peut faire comme si les années de guerre n'avaient pas exister. Peu de temps auparavant, en 1939, Hardy avait publié La géographie psychologique, ouvrage qui d'une certaine manière parachevait une seconde étape -- commencée en 1925-1930 -- dans le développement de sa psychologie coloniale. D'une psychologie ethnique d'abord élaborée en grande partie sur des matériaux empruntés à la littérature coloniale, Hardy y avait intégré une géographie très proche des programmes d'ethnographie mais le devenir de celle-ci sera vite compromis :

« L’image de cette psychologie semble souffrir d’une dérive de ses praticiens vers la collaboration à partir de 1940. Georges Hardy lui-même, recteur de l’université d’Alger depuis le 20 décembre 1940, préside une organisation pétainiste, le comité de propagande de la Légion française des combattants en Afrique du Nord et révoque 870 enseignants dont 464 juifs. En 1944, il est à son tour révoqué sans pension avec interdiction absolue d’enseigner ; il est réintégré en 1949 et aussitôt admis à la retraite. » (Singaravélou 2008 : 120)

Hardy ne fut pas une exception et la majorité des administrateurs coloniaux ont subi « la forte attraction opérée par le régime de Vichy » ( : 124) comme Carole Reynaud Paligot le rappelle en détaillant les conduites de la plupart des personnalités de ce domaine. On ne peut pas occulter le fait que l'idéologie coloniale avait déjà pénétré si profondément les esprits que ses dérives collaborationnistes et parfois pleinement associées aux nazis n'ont guère entamé les références directes à leurs principaux acteurs. La psychanalyse, science s'il en est de la mémoire et du refoulement, n'a pas empêché certains de ses membres de subir les mêmes aveuglements et de participer à ces dérives. Mais là aussi, curieusement, une amnésie collective fut à l'œuvre. Le cas aujourd'hui le plus connu est celui de Georges Mauco, « un pionnier de la psychopédagogie et un bienfaiteur de l'enfance » selon l'expression d'Élisabeth Roudinesco dans son Dictionnaire de la psychanalyse mais qui en rappelle aussi son adhésion au régime de Vichy et ses textes d'une violence antisémite extrême. Dès 1945, Mauco fit oublier sa conduite, se fit même passer pour résistant et tout le monde sembla le croire (- ce qui paraît raisonnablement étonnant dans un milieu aussi restreint que celui de la psychanalyse de ce temps -) jusqu'à la parution dans les années 90 du travail de l'historien Patrick Weil, travail intitulé « Georges Mauco : un itinéraire camouflé, ethnoracisme pratique et antisémitisme fielleux ». [ article en ligne ] La carrière de psychanalyste de Mauco a fait écran à son passé d'expert en immigration. Sur ce thème, il avait en effet soutenu une thèse de géographie en 1932, « saluée par une critique élogieuse venant d'horizons politiques opposés. », spécialité qui lui vaudra avant, pendant, et après la guerre (sic) des missions gouvernementales officielles. Où l'on mesure que les temps changent, c'est quand on lit les observations de Mauco, observations que les extrémistes de droite d'aujourd'hui prendraient quelques précautions verbales pour les proférer publiquement.

En 1951, un personnage clé de la psychanalyse française, René Laforgue [11] rédige Le super-ego individuel et collectif, texte dans lequel Laforgue rappelle d'abord la conception freudienne de l' Über-Ich -- il s'oppose nettement à la traduction française de surmoi -- avant de développer sa notion du « super-ego collectif dont dépend en réalité la façon de penser caractéristique d'une civilisation et de la mentalité » et de préciser quelques paragraphes plus loin :

« Nous nous trouverions là en face d’un super-ego collectif dont l’influence ne serait pas uniquement celle exercée sur les individus par une croyance, une langue, une civilisation. Les parents ayant formé ce super-ego seraient le sol, le pays qui nourrit un peuple, que ce soit le désert avec ses rares pâturages ou la forêt giboyeuse. Nous aurions une distinction à faire entre le super-ego collectif des agriculteurs, celui des pasteurs nomades, celui des hommes du désert et peut être celui des population formées par le commerce avec la mer: pêcheurs navigateurs, marchands, etc. Il s’agirait donc de forces dont l’action continuelle sur la formation des différents super-ego aurait créé des familles humaines différentes les unes des autres, non seulement par leur genre de vie, leur religion ou leur langue, mais par leurs pensées et leur race. L’action constante de ces forces, s’associant chez les individus et les peuples à leur besoin de reproduire indéfiniment les conditions anciennes de leur histoire, contribuerait à les façonner et à les sélectionner dans un sens ou dans un autre, s’opposant souvent complètement.» (Laforgue 1963).

Nous retrouvons là quelques échos d'avec la géographie psychologique de Hardy et, dans d'autres parties du texte, avec l'âme collective de Jung même si Laforgue cite ce dernier pour aussitôt dire sa fidélité à Freud. Dans cette analyse oscillant entre psychologies individuelle et collective, René Laforgue paraît d'abord se contenter d'un vague cadre culturaliste mais la suite montre que ses conceptions sont en plein accord avec la grande majorité des travaux ethniques et coloniaux.

« Ce qui frappe chez tous les Arabes, du plus civilisé au plus primitif, c’est son absence de la notion du temps. [...] Un autre fait caractéristique c’est l’existence d’idées fixes ou d’idées écran, à commencer par celle qui, sur le moment, occupe l’esprit du sujet. Il n’a jamais deux idées en même temps, exactement comme chez certains malades qui, dans nos conditions de vie occidentale, ont subi, dans leur première enfance, des frustrations graves, comme la privation d’amour maternel. L’Arabe, en traversant une rue, regardera presque toujours dans une direction seulement pour s’assurer si une auto vient, de même il ne pourra s’occuper que d’une chose à la fois. C’est comme si la notion du nombre deux, c'est-à-dire du couple, ne pouvait se former dans son esprit. Il ne connaît pas vraiment le couple homme femme; sa famille, c’est la horde, c'est-à-dire un père patriarche, entouré de nombreuses femmes et de beaucoup d’enfants dont il ne distingue pas les légitimes des adultérins. Comme le temps n’existe pas pour lui, un Arabe, même relativement cultivé, tend à ignorer que la gestation d’un enfant prend neuf mois après le fécondation de la mère.» (ibid.)

L'extrait précédent dont les outrances apparaissent aujourd'hui comme manifestes n'étaient pas perçues à l'époque ; ainsi ce texte est longuement cité en 1955 par le docteur Igert [12] comme une analyse exemplaire, « Il appartenait à un psychanalyste français de mettre son expérience au service d'une exploration aussi complexe ...  » (Igert, 1955 : 1312) Comment ne pas être étonné d'un tel point de vue ? surtout si l'on sait que Laforgue séjourna durablement au Maroc après la libération et ne reviendra en France qu'après la décolonisation. Mais là encore, s'il était encore besoin de le montrer, ni l'intelligence des processus mentaux, ni les rapports directs avec les indigènes ne sont suffisants pour échapper à l'air de son temps ou, si l'on veut jouer avec la propre notion de Laforgue, aux effets du super-ego collectif. Il serait même du plus grand intérêt de comprendre non pas tant comment nous adhérons aux représentations collectives de notre époque mais plutôt comment certains conservent malgré tout la faculté de prendre des distances.[13] En même temps, il faut se garder d'attribuer toutes les opinions de cette sorte aux seuls effets d'une pensée collective : il y a peu de temps une psychanalyste française résidant au Maroc depuis plusieurs années m'expliquait -- lors d'un congrès de psychologie interculturelle à Alger -- que tous les hommes maghrébins étaient homosexuels car ils se donnaient facilement la main (sic). Il est probable que son esprit est autant climatisé que doit l'être sa résidence !

5 - Complexe de dépendance et complexe d'infériorité

Singularités et influences de situations infantiles

Nous avons beaucoup digressé en suivant les pensées et les sentiments inspirés par la lecture de l'introduction mais nous espérions ainsi pouvoir esquisser quelques parties de la toile de fond sur laquelle a pris forme ce livre de Mannoni. L'essentiel pour nous n'a pas été d'explorer la dimension historique mais le fait de retrouver dans les plis du temps une palette de sentiments et de perceptions dont les éléments peuvent encore alimenter nos mouvements contre-transférentiels. Psychologiquement, ces éléments sont plus ou moins accessibles aussi c'est l'intérêt d'un regard historique de pouvoir révéler et reconnaître des représentations que des courants idéologiques ont rendu manifestes à telle ou telle période. De cette façon, le différentiel entre points de vue individuels et points de vue collectifs -- idéologiques -- crée une marge permettant une prise de conscience et une possibilité d'analyse.

Peut-être est-il temps d'en venir à la thèse principale de Mannoni non sans avoir cependant pointé quelques précisions sur le titre. En effet, cet ouvrage a paru sous le nom de Psychologie de la colonisation, puis sous celui de Prospero et Caliban, le titre original devenant le sous-titre, et enfin sous celui de Le racisme revisité sous-titré Madagascar 1947.

Ce sont les éditions américaines et anglaises qui avaient titré Prospero and Caliban « plus parlant pour leur culture que la nôtre et plus fidèle à la topique de l'auteur [...] [ familiers qu'ils sont ] avec les deux personnages de La Tempête de Shakespeare ..» et parce que « Les Américains n'étaient pas empêtrés, du moins de la même façon que nous, dans la colonisation. » expliquait Charles Baladier dans l'avant-propos du Prospéro et Caliban français en 1984. Il s'agit peut-être de bonnes raisons mais il n'empêche qu'un "signifiant" succède à un autre et que ce processus de déplacement se poursuit au cours des années aboutissant au Le racisme revisité en 1997. Avec ce dernier titre (bien sûr avant de lire l'ouvrage) la colonisation disparaît et le revisité connote à priori le livre d'une nouvelle modernité. Il est difficile de ne pas voir dans tout cela une marque d'ambiguïté dépassant d'ailleurs la seule volonté de Mannoni car comme l'écrit Alice Cherki discutant de la réédition de ce livre « ... alors que de son vivant, il ne l’avait pas souhaité.» Nous empruntons à Maurice Bloch l'exposé du cœur de la thèse psychologique de Mannoni :

« C'est dans un état de dépendance à l'égard de ses parents que le jeune enfant fait ses premiers pas dans la vie. D'eux il attend tout; il ne se considère pas comme leur égal. Entre lui et ses parents, il s'établit une relation de dépendance qui conditionne l'activité cognitive de l'enfant. Cette première expérience, universellement partagée, sert à définir cette fameuse notion de «complexe de dépendance», introduite par Mannoni. Chez les peuples «civilisés», ce lien de dépendance va se fissurer, largement à l'initiative de l'enfant qui ne va pas moins ressentir cette rupture de la dépendance comme étant un «abandon» de la part de ses parents. (Ici Mannoni emprunte largement à Adler.) L'aboutissement de cet «abandon» peut être heureux ou non. Dans le premier cas, le jeune enfant gagne pas à pas son autonomie; sa personnalité s'épanouit; il acquiert une mentalité empirique et rationnelle à l'exemple de celle que, d'après lui, favorise la culture occidentale. Pourtant, il arrive que la rupture du lien de dépendance conduise à l'instauration d'un «complexe d'infériorité» chez l'enfant. Si tel est le cas, celui qui en souffre va s'appliquer durablement à dominer autrui car il cristallise le sentiment inconscient de culpabilité causé par le souvenir de l'«abandon» parental.» (Bloch 1997 )

Mannoni souligne plusieurs fois l'idée que « La dépendance et l'infériorité forment une alternative ; l'une exclut l'autre.» (p.76) Ce postulat est immédiatement généralisé : « la différence entre ces deux traits psychologiques peut servir à caractériser deux mentalités, deux types de civilisations, deux structures de personnalité.» L'économie de l'hypothèse est séduisante si l'on considère que la simplicité des supposés peut expliquer la complexité du sujet, ce serait une parfaite illustration du célèbre rasoir d’Occam [14] . Mais on peut aussi penser que si Mannoni n'avait pas eu les qualités d'écriture qui sont les siennes et s'il n'avait pas pris quelques précautions pour développer sa thèse, on y verrait vraisemblablement un problème épistémologique. Parmi les réserves, Mannoni précise nettement que son analyse se situe toujours dans le cadre de la situation coloniale et on a déjà mentionné que Balandier, pourtant critique à l'égard de la thèse, avait repris la notion de situation coloniale. Cela signifie clairement que les propos tenus non simultanément par la nécessité de l'exposé sur les colonisés et les colonisateurs devraient cependant être compris dans la relation singulière des différents protagonistes. C'est à cet endroit que cette analyse est en rupture avec la majorité des travaux ethniques et coloniaux de cette époque. Une autre précaution de Mannoni est de rappeler que son travail concerne essentiellement l'une des sociétés composant la population de Madagascar, à savoir les Merina.

 

La population merina (prononciation merne) est l'une des 17 «ethnies» malgaches, sachant cependant que certains spécialistes subdivisent parfois certaines d’entre elles. Les Merina sont essentiellement localisés dans la région d'Antananarivo. On admet qu'ils sont originaires d'Indonésie et que c'est à partir du XIVe siècle qu'ils commencèrent à établir leur pouvoir sur les autres populations.

La société traditionnelle merina, influencée depuis le XIXe siècle par le christianisme, reposait sur une «  très forte hiérarchisation en un ordre princier et nobiliaire (andriana), suivi de deux ordres roturiers, celui des blancs (hova) et celui des tributaires noirs. La vieille division raciale entre "blancs" (fotsy) et "noirs" (mainty) reste opérante.» (Tamisier 1998 :209 - rédigé par Paul Ottino)

On situe l'établissement d'un royaume merina au XVIe siècle, sous les règnes successifs des rois Andriamanelo, Ralambo et Andrianjaka. L'expansion merina et l'unification d'un royaume malgache ne seront néanmoins réalisées qu'au début du XIXe siècle sous le règne d'Andrianampoinimerina. Ce sera précisément la colonisation française qui mettra fin à cette évolution historique. Les Merina furent parmi les principaux acteurs de la lutte anticolonialiste puis de l'indépendance.

 

Mais il est encore une autre précaution qui nous paraît importante, c'est lorsqu'il précise que le complexe de dépendance n'est pas un trait spécifique - essentialiste - au colonisé malgache et le complexe d'infériorité au colonisateur. Pour Mannoni, tout être humain rencontre nécessairement les problématiques afférentes à ces complexes mais le contexte culturel (mais aussi historique, économique etc.) active ou inhibe, conflictualise ou sublime, met en évidence ou refoule tel ou tel type de fonctionnement psychologique. Dans ce point de vue, Octave Mannoni se rapproche des orientations de Géza Róheim et de Georges Devereux. Mais malheureusement, selon mon opinion, il finit quand même par "fixer" ce qu'il présente d'abord comme des fonctionnements dynamiques. C'est au lieu de cette articulation entre un universalisme possible et un particularisme traité comme figé que nos mouvements contre-transférentiels relatifs au texte sont "réactivés" dans un sens critique.

« l'on pourrait tout aussi bien soutenir qu'une certain forme de dépendance existe, latente, chez l'euro-péen infériorisé. Elle est refoulée ; ce refoulement nous en rend l'aperception et la compréhension plus difficiles chez autrui. Un Européen plus ou moins infériorisé a tendance à ressentir, et non pas seule-ment à juger, une condition objective de dépendance comme une infériorité. Il peut s'insurger contre elle, ou protester par des "symptômes". Le Malgache, et l'on a raison de penser qu'en cela il ne diffère pas radicalement des autres "non-civilisés", ne se sent, au contraire, en infériorité que lorsque les liaisons de dépendance sont d'une façon ou d'une autre compromises. Cette différence peut être prise comme la clé de la psychologie des "populations attardées". Elle explique la longue stagnation (relative) de leurs civilisations. Elle rend compte de leur attachement aux croyances magiques. » (Mannoni 1997 : 77)

Pour décrire et analyser les conduites de dépendance Mannoni étaye ses propos sur quelques données ethnographiques. La plus importante d'entre elles est la référence au culte des morts ou des ancêtres, sujet qui occupe un chapitre entier. Par méconnaissance, je n'entrerai pas délibérément dans le commentaire du niveau ethnographique lui-même, d'autant plus que les spécialistes du monde malgache sont très critiques sur la description -- et sur les faits mêmes -- du culte des ancêtres proposé par Mannoni. Je ne saurais que paraphraser les commentaires de Maurice Bloch sur ce thème ou renvoyer les lecteurs plus exigeants à un ouvrage collectif incontournable, Madagascar : les ancêtres au quotidien.[biblio] Je m'en tiendrai donc à résumer l'idée centrale de Mannoni concernant les rapports entre culte des morts, complexe de dépendance et relation au colonisateur. Alors que « dans le monde occidental, la personnalité s'est transformée, autrefois, par la rupture des cadres ancestraux et le renvoi au ciel d'une autorité paternelle universalisée » (:94), « il n'y a pas d'exagération à dire que les morts et leurs images, constituent l'instance morale supérieure dans la personnalité dépendante du Malgache, à l'endroit où chez les Européens on trouve la conscience morale, la raison, ou Dieu, ou le roi, ou le parti ... » ( : 99)

Dans un article paru dans la revue Esprit en 1950, Psychologie de la révolte malgache, Mannoni synthétisait les idées précédentes sous la forme suivante :

« Chez nous, le moi a pris un grand développement [...] nous arrivons à l'autonomie adulte à partir d'une situation infantile dont nous ne pouvons nous libérer qu'en acceptant une certaine forme d'abandon, qui est la condition de notre liberté [...] La vie familiale et sociale des Malgaches est organisée de telle sorte que le moi, chez eux, n'a pas besoin de se fonder sur cette acceptation de l'abandon ni sur cette revendication d'autonomie. Il se fonde sur une conception communautaire de la sécurité, avec pour base la croyance aux ancêtres et pour prolongement la confiance en la magie.» (pp. 582-583)

Des ancêtres, un professeur de tennis, des rêves, Prospero, Caliban, Crusoé ...

Afin d'exposer et d'expliciter son point de vue, Mannoni étaye le développement de sa démonstration à différents niveaux d'analyse. On y rencontre ainsi un exposé du culte des morts, essentiellement merina précise l'auteur. Derrière la description ethnographique, l' idée sous-jacente essentielle est de montrer que le « complexe de dépendance » s'alimente dans la nécessité que les Malgaches ont de se référer à des figures paternelles ; la dépendance aux colonisateurs ne venant que se substituer à celle associée aux ancêtres. A la première lecture, le schéma proposé peut être perçu comme cohérent et paraît s'inscrire dans le projet initial d'éclaircir les aspects psychologiques mais il nous semble qu'il perd de sa pertinence en perdant de sa spécificité. Pourquoi ? D'abord, parce que d'autres peuples colonisés présentaient -- manifestement au moins -- des caractéristiques comparables à celles que Mannoni attribuait aux Malgaches et sans pourtant se référer à un culte des ancêtres. Ensuite et surtout, il y eut d'autres peuples encore bien différents de la psychologie malgache et qui pourtant se référaient autant ou sinon plus à un culte des ancêtres. De même, peut-on négliger le fait que les Merina souffrant prétendument d'un complexe de dépendance imposèrent leur pouvoir à d'autres peuples de la Grand Île ? Peut-on aussi négliger que la société merina était nettement hiérarchisée ? En effet, si le Merina standard possède un complexe de dépendance, est-on conduit à penser que telle autre société malgache conquise ou la classe des esclaves des Merina auraient souffert d'un complexe de dépendance encore plus important ? Sur un autre plan encore, il n'est pas raisonnable de séparer le culte des ancêtres de l'ensemble des croyances et notamment du fait que traditionnellement, avant d'être massivement christianisés, on admet que la religion merina était monothéiste, Andriamanitra étant par exemple l'un des noms de ce dieu créateur.

Parmi les autres niveaux d'analyse, on rencontre une histoire singulière entre Mannoni et son professeur de tennis. Le jeune Merina qui servait à Mannoni de professeur de tennis, après avoir reçu "gratuitement" de la quinine pour soigner une fièvre, entra dans une dynamique singulière de demandes qu'un Européen ne pouvait spontanément que juger inconvenantes. Cette histoire veut illustrer l'idée que le manque de reconnaissance s'explique comme une conséquence de la conduite dépendante. Le problème est qu'un ethnologue spécialiste du monde malgache comme Maurice Bloch interprète cette histoire dans une direction opposée : la conduite du professeur de tennis visait à instaurer une relation d'égalité et d'amitié. Un chapitre est consacré à quelques interprétations de rêves d'autochtones. Ici, Mannoni prévient d'emblée de ses insuffisances : il ne maîtrise pas la langue et il « n'est pas question de s'appuyer sur des psychanalyses de Malgaches typiques. Il n'y en a jamais eu, et il est fort douteux qu'il puisse y en avoir » ( 1997 : 78) De Franz Fanon à Maurice Bloch, les critiques sur cette partie sont incisives mais dans ce cadre nous ne pouvons qu'y renvoyer les lecteurs. Nous suggérons aussi des renvois aux parties analysant des héros littéraires, Prospero, Caliban, Robinson Crusoé, chacun ne faisant qu'illustrer des modèles des complexes de dépendance et d'infériorité. Ces complexes sont le cœur de l'analyse psychologique et ce sont bien leurs statuts qui génèrent essentiellement des mouvements de contre-transfert. Les études des personnages de Shakespeare et de Daniel Defoe ont une valeur analytique propre et sont captivantes mais le rapprochement fait avec la psychologie malgache est des plus arbitraires, à moins bien entendu d'adhérer sans réserve et dès le début à la thèse de Mannoni.

Dépendance psychologique et indépendance politique

Il s'agit là de l'intitulé de la troisième partie. Celle-ci occupe une place conséquente dans l'ensemble de l'ouvrage ; à elle seule, elle est plus importante que les deux premières parties qui sont pourtant celles à partir desquelles ce livre fut généralement commenté, discuté et critiqué. Son titre le dit, elle possède une dimension politique, et précisément l'accélération lors de sa parution des mouvements d'indépendance et le changement manifeste de l'opinion publique française même s'il ne fut pas alors porté par la classe politique mais par des intellectuels, ont vite fait percevoir cette partie comme obsolète parce qu'allant à contre-sens du courant historique. En effet, Octave Mannoni dénonce certaines conditions sociales, exprime des souhaits de justice, voit se profiler l'indépendance mais au fond il reste dans la ligne des courants progressistes qui pensent avant tout à l'amélioration des conditions de co-existence plutôt qu'à une véritable politique d'indépendance des peuples colonisés. Parmi les sept chapitres composant cette partie, le cinquième intitulé Que faire ? donne le ton général. Mannoni a beau y prévenir qu'un « vrai psychologue ne conseille jamais rien. » ( : 248 ), il propose cependant quelques recommandations dans un esprit il est vrai de souci transitionnel. Mais même à cet endroit, Mannoni en disant le tout et son contraire "joue avec nos nerfs". Par exemple :

« On comprend très bien qu'une réforme politique allant jusqu'à l'autonomie complète ne serait pas une solution aux difficultés psychologiques, car ni le colonial ni le colonisé ne réussiraient à s'y adapter. ( : 260 ) [...] Dans une organisation démocratique, les personnes sont supposées capables de se décider d'elles-mêmes en assurant la responsabilité de leurs décisions. Le Malgache typique ne se décide pas de lui-même ; il n' a pas un vrai sens des responsabilités.» ( : 262 )

Mais en même temps, au milieu de tous ces paragraphes :

« Une loi psychologique qui ne souffre pas d'exception nous permet d'affirmer que n'importe quel peuple est capable de se gouverner et de s'administrer lui-même, fût-il ignorant et arriéré autant qu'il est possible de l'imaginer, à condition bien entendu qu'on le laisse choisir ses propres méthodes.» ( : 260 )

Nous ressentons un malaise dans ces oscillations qui, d'une certaine manière, penchent préférentiellement vers une réforme des relations entre coloniaux et colonisés car «  l'acquisition d'une mentalité plus démocratique se confond avec la libération de la dépendance psychologique et l'achèvement de l'autonomie personnelle. » ( : 261 ) Mannoni en revient toujours à ce qui fut le cœur de son interprétation psychologique, le Malgache est dépendant et sa capacité d'autonomie est atrophiée. Qu'on le veuille ou non, bien sûr à des degrés divers selon le type de transfert ou contre-transfert que l'on entretient avec l'auteur, la pensée dominante de sa thèse s'apparente à l'opinion des colons, missionnaires et administrateurs -- et cela, pas pour les seuls Malgaches mais pour tous les primitifs --, à savoir que les colonisés sont de grands enfants. Que cette dernière expression soit remplacée par la notion de dépendance infantile ne change pas vraiment grand chose à la position idéologique.

En attribuant le racisme à « l'œuvre de subalternes, de petits commerçants, de colons » souffrant d'un complexe d'infériorité, ou comme l'écrit Bloch en passant « sous silence les causes éminemment rationnelles de la révolte », en ignorant « superbement le discours tenu par les nationalistes », en substituant à ces derniers un leadership des « sorciers » qui auraient illusionné les révoltés -- en leur faisant croire par exemple qu'une magie écarteraient d'eux les balles françaises --, en suggérant que la révolte de 1947 n'est qu'une « réaction au sentiment d'abandon » vécu par les indigènes face à la libéralisation et au relâchement de l'étreinte coloniale, [15] Octave Mannoni reste fidèle à sa thèse et à son objectif annoncé « éclaircir l'aspect psychologique » mais ceci n'est possible qu'au prix d'un déni des dimensions politiques impliquées tant du côté de la France que de celui des indépendantistes. D'ailleurs les écrits plus tardifs de Mannoni le reconnaîtront implicitement. Il a bien entendu les critiques : « mon livre ne pouvait pas ne pas être interprété dans un sens politique.. » (1966 : 319) Que l'on ne s'y trompe pas, mon propos est beaucoup moins critique à l'égard de la Psychologie coloniale de Mannoni que pourraient le laisser croire ces derniers paragraphes. Précisément la prise en compte du contre-transfert suscité par les éléments culturels permet d'aller au-delà des agacements ou des satisfactions provoqués par ces textes. Cet au-delà, Mannoni nous en avait prévenu lui-même dés l'introduction ; la psychologie du colonisé ne peut s'appréhender qu'en relation avec celle du colon et cet ensemble se situe à l'intérieur de la situation coloniale, mais, et c'est là que l'analyse du contre-transfert fait apparaître une nouvelle donnée, Mannoni a interprété et pensé comme s'il se croyait à l'extérieur de la situation coloniale alors qu'il en était un acteur, officiel serait-on même tenté de le qualifier. Il s'est bien échappé en grande partie du corpus théorique dominant de la psychologie ethnique de son époque mais pas de cette situation coloniale. Malgré ses précautions des premières pages de cette troisième partie, ses préconisations, réformer l'enseignement de la psychologie à l'usage des administrateurs coloniaux, confier des responsabilités aux fokon'lona,[16] assemblées traditionnelles de villages, sont bien deux des signes qui montrent clairement que Mannoni reste un conseiller - acteur pragmatique comme voulaient l'être les théoriciens de la psychologie coloniale dans le sillage de Georges Hardy.

« Un moment contingent, que l'histoire allait vite dépasser. »

On se souvient que la sévère critique de Frantz Fanon était cependant introduite par des remarques comme « ... disons que la pensée analytique est honnête » ou encore « L'étude de Mannoni est une recherche sincère.. ». Je ne peux que souscrire à ces appréciations et je peux même les étendre pour les années qui ont succédé à la publication de Psychologie de la colonisation. En effet, Octave Mannoni aurait pu laisser s'apaiser la virulence des critiques et laisser son livre s'immerger lentement dans le refoulement et l'amnésie de l'Histoire, amnésie que les pays colonisateurs ont pratiqués intensément dès le début des indépendances. Sa notoriété ultérieure comme psychanalyste aurait aisément fait un nouvel écran. D'ailleurs, elle le fait encore pour ceux qui acceptent encore cet écrit sans aucune condition. Il y a quelque chose de vrai dans cette annotation de Maurice Bloch : « Une autre raison du succès du livre [...] est la relation que son auteur a entretenue avec le psychanalyste Lacan et l'influence supposée qu'il aurait exercée sur ce dernier. »

Quoiqu'il en soit, dans tous ses écrits postérieurs -- nouvelles préfaces, notes ou The decolonization of myself, Mannoni ne s'est jamais désavoué préférant revendiquer ses hésitations et sa subjectivité.

« Pour toutes sortes de raisons, je ne pouvais rien dire sur la façon dont, par cette analyse de moi-même, cette recherche sur les Malgaches a coïncidé avec un moment particulier de ma vie personnelle. [...] Un moment contingent, que l'histoire allait vite dépasser. J'ai souvent eu des scrupules en me demandant ce qu'il y avait de durable et ce qu'il y avait de transitoire dans ce que je remarquais. Je me consolai avec la pensée que j'aurais peut-être des successeurs qui me corrigeraient. » (1966 : 72)

Ou encore, ce qui en fait un des précurseurs de l'anthropologie réflexive, quelques lignes avant celles-ci, Mannoni avait écrit :

« C'est pour cette raison que la compréhension de l'observateur par lui-même a fini par me préoccuper comme une pré-condition à toute recherche en ce domaine. »

Cette attitude, sans être toutefois banale, est devenue un peu plus ordinaire. Plusieurs influences ont vraisemblablement conduit à cette évolution : l'intérêt de plus en plus grand que les psychanalystes ont prêté au contre-transfert, l'attention que Devereux a donné à ce phénomène, notamment en l'appliquant au-delà de la cure et, comme nous l'avons dit, l'émergence de l'anthropologie dite réflexive, même si ce courant est hétérogène. Quoiqu'il en soit, cette attitude n'est pas spontanée et naturelle. Arrêtons-nous un instant sur cette remarque de Frantz Fanon :

« Nous ne pouvons qu'adhérer à cette partie du travail de M. Mannoni qui tend à pathologiser le conflit, c'est à dire à démontrer que le Blanc colonisateur n'est mû que par son désir de mettre fin à une insatisfaction, sur le plan de la sur-compensation adlérienne. » (1975 : 68)

On sait que Fanon a critiqué Mannoni pour sa posture psychologique face à l'objet colonial mais sa remarque montre qu'il peut néanmoins le suivre si l'interprétation concerne le Blanc colonisateur ; exit alors la dimension politique. Fanon récuse la notion de complexe de dépendance affectant le colonisé mais adhère à celle du complexe d'infériorité affectant le colon. Bien entendu cela n'est pas  inconciliable mais on perçoit manifestement -- me semble-t-il -- qu'il s'agit plus d'un parti pris idéologique que d'une position scientifique. Il n'est pas impossible, à un niveau inconscient, que les connotations des mots aient eu leurs influences dans tous ces débats. Postérieurement, Mannoni l'a compris :

« Je peux me demander comment j'apprécie aujourd'hui en tant "qu'explications psychologiques" celles que j'ai données de la situation qui existait alors. Je trouve aujourd'hui ces explications très bonnes et très mauvaises, je veux dire que je redirais au fond les mêmes choses, mais d'une façon bien différente. Je n'emploierais plus le mot "dépendance" [...] je me garderais de mêler des concepts empruntés à des écoles rivales [...] je chercherais à donner plus d'intérêt au chapitre sur les rêves [...] je m'efforcerais de comprendre pourquoi, les forces qui, à l'époque, travaillaient à maintenir la colonisation nous paraissaient si considérables par rapport à celle des colonisés ..  » (Mannoni 1997 : 318)

Complexe de dépendance et mouvements d'indépendance, complexe d'infériorité et races / peuples inférieurs sont autant de mots qui à l'époque concoctaient dans l'ébullition d'une même marmite en exprimant des sens différents et, pour chacun d'eux, dans une symétrie impossible : la personnalité du Malgache type serait structurée autour d'un complexe de dépendance mais les Malgaches luttent pour l'indépendance ; les peuples colonisés sont inférieurs mais le colon type souffre d'un complexe d'infériorité. Derrière ces énoncés apparaît un couple impossible, le singulier et le collectif; chacun ayant des attributs, dépendance et infériorité, inconciliables (pour Mannoni). Ces couples et ces asymétries deviennent pourtant probables, non pas si l'on en change les "règles du jeu"  mais si on les transfère sur un autre "terrain de jeu" ; il faut pour cela substituer aux Malgaches n'importe quel humain opprimé et exploité et substituer au colonialiste  n'importe quelle classe de dominants ... Cette opération est possible mais elle ne tombe pas juste, il subsiste un reste, l'infériorité.

À y regarder de plus près, mais là il faut faire un pas de plus dans l'analyse du contre-transfert culturel, l'infériorité et ses "usages" ne peuvent se comprendre en terme de constitution de personnalité et/ou de topique, il faut se tourner vers la vie pulsionnelle. De notre point de vue, il y a cela derrière les forces mentionnées par Mannoni dans le dernier extrait et sur lesquelles il aurait voulu s'interroger. Comme nous avons jugé incontournable de se pencher sur les contextes socio-historiques de la question coloniale, nous jugeons illusoire d'analyser les mouvements de contre-transferts culturels sans se référer à une certaine conception de la nature humaine. Chaque humain est simultanément inférieur et dépendant car personne ne peut échapper au conflit inéluctable entre ses exigences propres et celles de sa Société, conflit que chaque société s'efforce de déplacer dans ses relations avec d'autres sociétés, ou d'autres groupes, ensembles etc. Pour mieux comprendre cela, il nous a semblé intéressant de revenir à Freud. L'analyse des mouvements de contre-transfert culturel y gagne en clarté et en possibilité de dépassement.

6 - Freud : la nature humaine et la civilisation

Violence et alliance fondatrices : Thanatos et Éros

Tout au long de son œuvre Freud fait des allusions, donne des indications ou expose son point de vue sur la nature humaine et la vie en société ; pour ne citer que les plus représentatifs : Totem et tabou (1913), L'avenir d'une illusion (1927), Malaise dans la civilisation (1930), D'une vision du monde (1932). Cependant, pour la partie qui nous intéresse ici, sa conception est particulièrement rassemblée et synthétisée dans Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort (1915) et dans une correspondance avec Albert Einstein publiée sous le titre Pourquoi la guerre ? (1933). Peut-être plus encore dans ce dernier texte, Freud parvient rapidement au cœur de sa pensée, certainement parce qu'il s'adresse à un lecteur inhabituel issu d'une discipline scientifique bien différente de la psychanalyse.

De façon schématique, la conception freudienne postule que « Les conflits d’intérêts surgissant entre les hommes sont donc, eu principe, résolus par la violence. Ainsi en est-il dans tout le règne animal, dont l’homme ne saurait s’exclure » mais est ensuite venu « le triomphe sur la violence par la transmission du pouvoir à une plus vaste unité, amalgamée elle-même par des relations de sentiments » de sorte que « nous savons que ce régime s’est modifié au cours de l’évolution, et qu’un chemin a conduit de la violence au droit. » Et Freud de poursuivre que, si de la horde à des groupes de plus en plus grands ce processus est à l'œuvre, il ne s'est pas étendu à l'ensemble de l'humanité -- il semble même douter qu'il le fera jamais -- et que la violence continue malgré tout de s'exercer dans les relations entre « unités tantôt vastes tantôt plus réduites, entre villes, pays, tribus, peuples, empires, conflits presque toujours résolus par l’épreuve des forces au cours d’une guerre. De telles guerres aboutissent ou bien au pillage, ou bien à la soumission complète, à la conquête de l’une des parties. » (1933a : 10 et suiv.)

Cette forme de dialectique entre les forces de la violence et les forces du droit, si elle conduit à un équilibre relativement durable dans une unité où les membres sont liés par « des relations de sentiments » est cependant ininterrompue entre des unités distinctes ou que les mouvements sociologiques et/ou de l'histoire amènent à reconnaître comme telles. Depuis cette correspondance entre Freud et Einstein, l'état du monde ne s'est guère modifié. L’Organisation des Nations unies a bien succédé à la Société des Nations mais le dynamisme de cette dialectique est toujours identique si ce n'est qu'il a été plus ou moins modulé par l'utilisation de forces d'interposition (les Casques bleus) et certaines prises de résolutions plus ou moins suivies d'effets. Progressivement, Freud en vient à préciser à son illustre interlocuteur ce qu'il estime le socle de cet antagonisme des forces :

« Vous vous étonnez qu’il soit si facile d’exciter les hommes à la guerre et vous présumez qu’ils ont en eux un principe actif, un instinct de haine et de destruction tout prêt à accueillir cette sorte d’excitation. Nous croyons à l’existence d’un tel penchant [...] Nous admettons que les instincts de l’homme se ramènent exclusivement à deux catégories: d’une part ceux qui veulent conserver et unir; nous les appelons érotiques [...] ou sexuels [...] d’autre part, ceux qui veulent détruire et tuer; nous les englobons sous les termes de pulsion agressive ou pulsion destructrice. [...] Ces pulsions sont tout aussi indispensables l’une que l’autre; c’est de leur action conjuguée ou antagoniste que découlent les phénomènes de la vie. Or il semble qu’il n’arrive guère qu’un instinct de l’une des deux catégories puisse s’affirmer isolément[...] Et c’est précisément la difficulté qu’on éprouve à isoler les deux sortes d’instincts, dans leurs manifestations, qui nous a si longtemps empêché de les reconnaître.» (Freud 1933a : 15)

Apparemment, nous nous sommes éloignés de nos préoccupations initiales mais en réalité nous sommes seulement en amont de celles-ci. Les expansions coloniales ne sont qu'une des formes possibles de cette intrication continue entre forces de cohésion -- internes à un groupe donné -- et forces de destruction dirigées contre ce qui est perçu comme un mauvais objet externe ou bien interne mais considéré alors comme un obstacle à la cohésion : le sauvage, le barbare, l'étranger, l'ennemi, l'opposant politique etc. Il faut nécessairement un mauvais objet car sans cela il ne serait pas aisé de justifier la violence de la conquête et de l'oppression. Freud a l'air de penser que l'évolution phylogénétique améliore insensiblement « l'aptitude à la vie civilisée » et les capacités de socialité de l'espèce humaine :

« ..depuis des temps immémoriaux, l’humanité subit le phénomène du développement de la culture. (D’aucuns préfèrent, je le sais, user ici du terme de civilisation.) C’est à ce phénomène que nous devons le meilleur de ce dont nous sommes faits et une bonne part de ce dont nous souffrons.» (Freud 1933a : 20)

Mais en même temps, dans Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, texte où l'analyse est plus détaillée que dans cet échange avec le père de la relativité, il prévenait que :

« Nous avons une tendance à attribuer une valeur exagérée à ce qu'il y a d'inné dans le penchant à la vie civilisée et, d'une façon générale, à surestimer ce penchant, qu'il s'agisse de ses éléments innés ou acquis, par rapport à ce qui, de notre vie instinctive, est demeuré primitif.» (Freud 1915a : 245)

Nous avons déjà sous-entendu une autre problématique fondamentale et interne aux généralités précédentes ; que deviennent nos instincts contenus dans les contraintes de la vie civilisée ? Sont-ils durablement modifiés, transformés ou simplement réfrénés ? Nous aimerions croire qu'ils ont suivi la voie d'une sublimation permanente mais ce fantasme amène inéluctablement à ce par quoi Freud introduit ses Considérations actuelles : des sentiments de déception ou de désillusion -- selon les traductions -- causés par l'émergence d'un « comportement inculturel », ici une guerre. Je ne suis pas compétent pour juger du choix technique de cette traduction mais l'esprit du texte est imprégné de la tristesse et de l'amertume du désenchantement que le terme de profonde déception me semble mieux "transporter" en français que celui de désillusion qui, lui, peut se satisfaire d'un seul désappointement intellectuel. Tout cela est subjectif mais je ne veux pas écarter ces impressions alors que l'objet de cet article est justement d'y être attentif et d'en analyser l'éprouvé. Une dizaine de pages d'analyse après son introduction, Freud en vient à faire le constat suivant :

« ... la tristesse et la douloureuse déception que nous avons éprouvées à la vue des actes, si peu conformes à notre idée de la vie civilisée, dont se sont rendus coupables nos concitoyens du monde, n'étaient pas justifiées. En réalité, nos concitoyens du monde ne sont pas tombés aussi bas que nous l'avions cru, pour la simple raison qu'ils n'étaient pas à un niveau aussi élevé que nous nous l'étions imaginé. » (Freud 1915a : 248)

Il y a là l'issue logique et la condensation des interprétations que Freud vient d'élaborer. L'hypothèse que l'homme est « dès le début, bon et noble » est effleurée, celle qui soutiendrait l'idée que « les penchants mauvais de l'homme sont en lui extirpés, et remplacés, sous l'influence de l'éducation et de l'environnement de culture, par des penchants au bien. » (Freud 1915c : 133) est à peine discutée. La dernière hypothèse, soutient qu'il n'y a aucune extirpation du mal, que ces penchants :

«.. subissent des inhibitions, sont orientés vers d'autres buts et d'autres domaines, se fondent les uns avec les autres, changent d'objets, se dirigent en partie contre la personne qui en est le porteur. Certaines formations par lesquelles nous réagissons à tels ou tels autres de ces penchants peuvent facilement faire croire à un changement de nature de ceux-ci, à une transformation de l'égoïsme en altruisme, de la cruauté en pitié. Ce qui favorise cette erreur, c'est le fait que certains de ces penchants se présentent dès le début par couples, en donnant lieu à ce phénomène remarquable, généralement peu connu des profanes, qu'on appelle «ambivalence affective».» (Freud 1915a : 243)

Un Surmoi à géométrie variable

A l'échelle des diverses communautés, la faillite, l'échec ou la suspension de « la répression des appétits mauvais », ou encore la régression de l'état de civilisation, Freud l'attribue au fait qu'un esprit du groupe se substitue à celui de l'individu « en laissant tomber, les uns à l'égard des autres, les restrictions morales, les grands individus humains, peuples et États, [se soustraient] momentanément aux obligations découlant de la vie civilisée et [donnent] libre cours à leurs penchants refoulés » mais, et cela est important pour notre sujet, « il est à supposer que la moralité relative, en vigueur dans les limites de chaque État et au sein de chaque peuple, [n'en souffre pas ] outre mesure. » (ibid. : 248) S'agissant de cette capacité des groupes à se soustraire aux obligations civilisées, Freud pense possible :

« que les peuples, reproduisant l'évolution des individus, se trouvent encore aujourd'hui à des phases d'organisation très primitives, à une étape très peu avancée du chemin qui conduit à la formation d'unités supérieures. C'est pourquoi on ne constaterait pas encore chez eux les effets moralisateurs de la pression extérieure qui se manifestent avec tant de force chez l'individu. » (ibid. : 251)

Pour quelques-uns des processus analysés dans Ces considérations, écrites pendant la première guerre mondiale, on peut regretter que Freud ne les ai pas revus avec l'éclairage de la sa seconde topique, notamment avec la notion de Surmoi. Pour aborder cette question, nous renvoyons à un texte de Jacques Bril, accessible sur ce site, intitulé Pour une anthropologie du Surmoi. [ouverture dans une autre page] Comme il existe des changements des états du Moi, il paraît manifeste que le Surmoi est lui aussi soumis à des fluctuations. Celles-ci sont étroitement dépendantes des changements affectant la société ou la culture et comme l'écrit Géza Róheim : « toute pression extérieure impliquera inévitablement la réouverture du conflit entre le moi et le surmoi » non sans avoir précisé au préalable qu'il ne s'agit pas d'une forme d'adaptation en soi car « il n'existe pas d'adaptation du moi per se, de même qu'il n'existe pas réellement d'entité distincte qui serait le moi. Le moi, au sens psychanalytique du terme, n'a de sens que dans ses relations avec le ça et le surmoi. » (Róheim 1967 : 539)

Nous avons résumé là l'essentiel des éléments permettant de mieux comprendre comment chacun peut suivre aveuglément les idéologies de son temps ; il suffit que la société, ou la communauté à laquelle on s'identifie, nous autorise un relâchement sélectif -- une mise hors tension -- entre ses exigences et les nôtres. Sélectif  car il ne s'agit pas d'un affaiblissement ou d'une disparition des instances surmoïques, de nouveaux idéaux viennent se substituer à d'autres. Cette substitution est aisée car les valeurs et les normes fondamentales qui les constituent restent inchangées : aimer ses amis et haïr ses ennemis. Les buts pulsionnels sont immuables, seuls les objets sont modifiés, notamment ceux vers lesquels se dirigent les pulsions destructrices. Si ce schéma paraît simple, voire simpliste, c'est que nous surestimons notre « civilité » -- entendue ici au sens où notre culture nous aurait façonnés -- pour échapper aux désagréments générés par notre ambivalence affective.

Ceci n'est pas une conclusion - à la manière de Magritte ...

La Psychologie de la colonisation d'Octave Mannoni, au-delà des illusions que le temps et l'histoire ont révélées ou ont rendu plus perceptibles, propose des interprétations psychologiques qui ont soulevé beaucoup de critiques. Si ce ne sont celles des préfaciers ou des présentateurs du livre, il est difficile d'en trouver de favorables mis à part la reconnaissance d'avoir considéré conjointement la psychologie du colon et celle du colonisé et cela, dans le cadre de la situation coloniale. La majorité des critiques sont traversées par une gamme de passions allant de la révolte à l'indignation. Si la prise en compte des mouvements transférentiels permet d'associer des préoccupations épistémologiques à ces derniers sentiments, il devient possible d'aller au-delà d'une première lecture. Pour bénéficier de cette possibilité, ce n'est pas tant les interprétations de Mannoni qu'il faut reconsidérer mais bien plutôt nos propres impressions et sentiments. Pour ma part, j'ai été amené à repenser l'idée de nature humaine pour y retrouver ces « mauvais penchants » qui, en réalité, ne sont mauvais qu'au regard de valeurs culturelles et collectives. Il n'est qu'apparemment paradoxal de constater que la reconnaissance de l'ambivalence pulsionnelle -- pour soi-même -- réduit les conflits intrapsychiques mais perturbe relativement les relations avec ceux qui n'ont pas fait le même chemin. Dire sans précautions, à la grande majorité des hommes, que j'aurais pu être colonialiste, raciste, oppresseur etc. et que j'aurai pu aussi être dépendant, passif, dominé etc. sont des expressions qui ne suscitent guère une sympathie spontanée ... En d'autres termes, la reconnaissance de la complexité pulsionnelle tend à mettre à mal « les relations de sentiments » selon la formule de Freud ; l'apaisement gagné pour soi-même a pour contre-partie la réactivation de la tension entre nos exigences propres et celles de la Société. Et de nouveaux problèmes surgissent ...

Même si le complexe d'infériorité et le complexe de dépendance appartenaient au corpus freudien -- ce qui n'est pas vraiment le cas -- le postulat d'une incompatibilité entre eux -- l'un exclut l'autre nous dit Mannoni -- me semble être le véritable maillon faible de la démonstration. Rien ne démontre vraiment dans le développement de Mannoni que les processus psychiques en jeu dans ces complexes soient exclusifs les uns des autres ; ce n'est qu'une pétition de principe.

Néanmoins, refuser l'incompatibilité n'implique pas nécessairement le refus de l'ensemble des interprétations que Mannoni formule à partir de ces deux notions. En reconnaissant malgré tout qu'il y ait quelque pertinence dans ces interprétations, cette psychologie n'est guère recevable si on l'entend comme la seule singularité de la situation coloniale. Elle concerne toute relation dominant-dominé : adultes - enfants, hommes - femmes, situations hiérarchiques, exploitants - exploités etc. Bien qu'il s'en défende, une raison possible de cette fixation de Mannoni au couple Malgaches - colons européens -- qui n'est pas forcément une erreur en soi --, est dans la manière de présenter cette psychologie en lui conférant un caractère essentialiste : les Malgaches et les colons européens sont ainsi .., alors qu'à l'évidence chaque être humain, selon la situation et selon avec qui il est en relation, a la capacité d'être dominant et/ou dominé. Dans une communication personnelle, le regretté Paul Parin m'a dit être frappé par le fait que la psychanalyse française, influencée par l'esprit cartésien, était marquée par la prédominance d'une conception linéaire sur une conception dialectique, à cause ou par effet d'une sous-estimation de l'ambivalence des sentiments. Les mouvements pulsionnels ne s'excluent pas les uns les autres, en tout cas c'est bien ce que Freud a défendu tout au long de son oeuvre et au-delà de tous les remaniements théoriques. Mais on ne saurait non plus oublier la dimension collective -- au sens de l'espèce humaine -- de la vie pulsionnelle :

«L'individu, effectivement, mène une double existence, en tant qu'il est à lui-même sa propre fin, et en tant que maillon d'une chaîne à laquelle il est asservi contre sa volonté ou en tout cas sans l'intervention de celle-ci. » (Freud 1914 : 222)

Il me semble avoir éprouvé, tout au moins pour moi-même car toute généralisation est sujette à caution, que les interrogations et les troubles suscités par ces écrits psychologiques ethniques ou coloniaux se ramènent en amont à des dynamiques pulsionnelles, non seulement pour moi lecteur de ces textes mais aussi pour leurs auteurs. Que la sociologie, l'histoire, la psychologie, l'économie etc. puissent, chacune à leur niveau, démonter et expliciter les processus coloniaux et d'autres formes d'oppression humaine ou encore donner du sens à des idéologies singulières relatives à l'Autre, est une évidence. Cependant, il ne me semble pas possible d'en rester à ces niveaux pour rendre compte des mouvements contre-transférentiels. A un moment ou un autre, on butte inévitablement sur une intellectualisation défensive. Dans le conflit intrapsychique inhérent à l'existence d'une différenciation des instances psychiques, le travail intellectuel dans le jeu des processus secondaires est un allié incontournable du Moi mais comme dans tout conflit, on ne peut oublier l'autre protagoniste, l'inconscient et la vie pulsionnelle.  Le Ça est la partie psychique la plus commune à tous les humains, avant que l'histoire de chacun et les modalités culturelles n'introduisent la diversité. Nous avons vu précédemment que Freud jugeait la culture comme un résultat du dépassement d'une violence fondamentale mais un dépassement toujours inachevé et à l'issue incertaine.

Freud concluait ainsi sa lettre adressée à Einstein : « Tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre. » C'était peu de temps avant la seconde guerre mondiale et l'on sait aujourd'hui que des nazis pouvaient détruire, torturer, déporter, exterminer massivement et, dans la même journée, écouter de la musique, lire des poèmes et caresser un chien ... Le même phénomène s'est reproduit depuis sur tous les continents. On a reproché à Freud une sorte de pessimisme social, je suis tenté de croire, au contraire, que sa lucidité sous-estimait pourtant la puissance des forces qu'il avait lui-même mises à jour et surestimait les capacités du rempart culturel. Peut-être, parce que l'exploitation de l'homme par l'homme n'est toujours pas encore une valeur reconnue comme négative par le plus grand nombre. Le sera-t-elle un jour ?

« ... depuis des temps immémoriaux, le procès de développement culturel se déploie à l'échelle de l'humanité (je sais que d'autres préfèrent l'appeler : civilisation). C’est à ce procès que nous devons le meilleur de ce dont nous sommes devenus et une bonne partie de ce dont nous souffrons. » (Freud 1933b : 80)

 

Patrick Fermi - décembre 2009

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Post-Scriptum

Au terme de ce parcours associatif, il me faut avouer avoir volontairement délaissé certains écrits et essais axés sur de mêmes thématiques. Je me justifierai en disant que ceux-ci étaient à la fois trop proches et trop denses pour ne pas succomber à la tentation d'entrer dans leur propres mondes et de quitter ainsi l'objectif initial, à savoir analyser et associer sur des mouvements contre-transférentiels suscités par une littérature spécialisée relative à la psychologie de la colonisation et des peuples. Parmi les travaux écartés, il en est deux de particulièrement remarquables :

  • Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, l'extraordinaire ouvrage d'Albert Memmi, dont la parution fut quasiment contemporaine du livre de Mannoni ;

  • Madagascar - le colonisé et son « âme » - essai sur le discours psychologique colonial -, d'Antoine Bouillon.

Ces deux ouvrages sont très différents de part leurs natures, leurs points de vue initiaux et leurs ambitions. Le livre de Bouillon est une analyse savante et critique -- il s'agit originellement d'une thèse dirigée par Roland Barthes -- au plus près du terrain de Mannoni, la psychologie coloniale et Madagascar. Son auteur assume des positions engagées, à ce titre, il est connu pour avoir été un animateur du mouvement anti-apartheid. On peut se perdre dans la densité de cet écrit car l'analyse est très serrée, précise et documentée dans les moindres sources. L'ouvrage de Memmi a pour terrain essentiel l'Afrique du nord mais partage avec Mannoni la volonté de comprendre le colonisé et le colonisateur dans leur ensemble commun, la situation coloniale. Il en diffère cependant dans sa perspective et, ce qui me paraît le plus fondamental, par la position même des auteurs ; on connaît déjà le statut de Mannoni à Madagascar, celui de Memmi était à l'époque celui d'un Tunisien colonisé et en même temps, celui d'un juif dont la communauté était considérée singulièrement par le colonisateur. De ce fait, la position d'Albert Memmi le situait dans un espace privilégié pour faire les portraits de tous les protagonistes. Il s'agit aussi d'une position très engagée dans la lutte anti-coloniale mais malgré tout ses descriptions et ses analyses sont toujours en prise directe avec la vie vécue au quotidien. On comprendra que ces deux livres ne suscitent pas les mêmes mouvements contre-transférentiels que les « classiques » de la psychologie coloniale et ethnique.

 

 

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Notes


« homme de qualité »
: allusion à la célèbre notion confucéenne du 君子 [ pinyin : jūn + zǐ / EFEO : kiun ou tsiun + tseu ]. On sait les difficultés à rendre intelligible cette notion d'un modèle humain. Généralement, jūnzǐ est traduit par honnête homme, sage, homme d'honneur, gentleman mais je préfère l'option défendue par Étiemble, homme de qualité. Cette dernière peut contenir à la fois notre honnête homme et une caractéristique clé du jūnzǐ, à savoir le 仁 (aujourd'hui souvent écrit en RPC) qui se dit rén (distinct d'un autre rén, 人, c'est à dire l'Homme) et qui, dans ce contexte peut se traduire par la capacité d'humanité. Il existe aussi une expression bien connue contenant le jūnzǐ, 正人君子 [ pinyin : zhèng rén jūn zǐ / EFEO : tcheng jen kiun tseu ]. - retour -

[ 1 ] Peut-être est-ce là un constat trop optimiste ... Il y a quelques mois (en 2008), une universitaire en psychologie pouvait dire à un étudiant parlant du système de parenté matrilinéaire de sa culture quelque chose comme "mais alors vous ne connaissez pas le rôle du père ..." dans un contexte de sous-entendu qui pouvait se traduire par "c'est une conception primitive ou pour le moins inculte". Il va s'en dire qu'un tel degré d'ignorance (de l'enseignante) est affligeant. Plus tard, l'étudiant m'a dit ne pas avoir trop souffert de cette remarque étant depuis longtemps habitué à entendre de telle ineptie et sachant que dans sa position il n'est jamais judicieux de contredire quelqu'un pouvant influencer son cursus. - retour -

[ 2 ] - Pour aborder ces questions, voir un article de Jean Fremigacci, 1947 : l'insurrection à Madagascar, paru dans Marianne, n° 401, 2004. Cet article est consultable en ligne sur :
 http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2006/11/22/3246791.html
Voir aussi L’insurrection malgache de Jacques Tronchon (dans la bibliographie) - retour -

[ 3 ] - Pas nécessairement d'un point de vue moral mais parce qu'ainsi et malgré le refoulement il reste des traces visibles des motions pulsionnelles ou -- pour parler comme les traducteurs des Œuvres Complètes -- des processus animiques dont l'analyse peut permettre d'aller au-delà des textes. - retour -

[ 4 ] -
Il est curieux de remarquer que l'épisode martiniquais n'est pas mentionné dans le Dictionnaire de la psychanalyse de M. Plon et E. Roudinesco, ni dans le Dictionnaire international de la psychanalyse sous la plume de Jacques Sédat. Certains me reprocheront de réunir Madagascar et La Martinique dans l'ensemble "terrain colonial" mais d'une part les guillemets sont là pour en souligner le caractère particulier et d'autre part - nous sommes dans les années 20 - les rapports des Blancs aux Nègres étaient relativement comparables. A l'inverse, d'autres me reprocheront certainement de prendre trop de précautions dans cette note. - retour -

[ 5 ] - Le Diplôme d’Études Supérieures de Philosophie de Mannoni obtenu à Strasbourg le 15 juin 1923 avait pour sujet : Mémoire sur l’Intelligence et la Raison dans le Système de Plotin. Le poste de Tananarive avait été occupé par Jean Paulhan. On sait que ce dernier, arrivé à Madagascar en 1908, « s’était très vite intéressé à la vie, à la langue, à la civilisation du pays, au point de se le voir reprocher par ses supérieurs hiérarchiques («M.Paulhan... a eu le grand tort, cette année, de négliger par trop ses devoirs professionnels pour ne plus s’occuper que d’études malgaches»). Ayant appris le malgache, il avait réuni une importante documentation sur les coutumes, les proverbes et plus particulièrement sur une forme de la poésie populaire: le hain-teny.» Extrait de Poésie et traduction à Madagascar de Jean-Louis Joubert dans Ethiopiques numéro 34 et 35, revue socialiste de culture négro-africaine, vol. I n n°3 et 4, 1983 - retour -

[ 6 ] -
Le genre kalanchoe de la famille des Crassulaceae est une plante succulente (grasse) comprenant plus d'une centaine d'espèces. Mannoni et Pierre Boiteau en ont découvert deux nouvelles et une dizaine de variétés appartenant à des espèces déjà répertoriées. La liste ci-dessous n'est donc pas exhaustive.

kalanchoe de la famille des Crassulaceae

- Kalanchoe pseudocampanulata Mannoni & Boiteau

- Kalanchoe rhombopilosa Mannoni & Boiteau (image ci-contre)

- Kalanchoe beauverdii var. typica Boiteau & Mannoni = Kalanchoe beauverdii

- Kalanchoe bergeri var. typica Boiteau & Mannoni = Kalanchoe bergeri

- ..................................... - retour -

 
[ sources ] Les faits et les données de ce paragraphe (dont l'histoire des Fragments de Narcisse) sont consultables sur le site web de son petit-fils Julien Mannoni, libraire à Paris, qui y présente quelques-uns des livres et documents de la bibliothèque de Maud et Octave Mannoni. On peut y voir de magnifiques photographies. - retour -

[ 8 ] - Bien entendu, on devrait introduire ici les distinctions entre le manifeste et le latent, entre la conscience et l'inconscient, les relations et les conflits entre les instances psychiques ou encore nos névroses, derrière le "plus à perdre qu'à gagner" car d'une manière ou d'une autre et pour des motifs quelquefois opposés, chacun de nous gagne toujours quelque chose dans les positions prises. - retour -

[ 9 ] - Dans ce cadre, Il faut citer les travaux de Geneviève Vermès (voir dans la bibliographie) - retour -

[ 10 ] - Note reconstituée, empruntée à P. Singaravélou : « Georges Hardy (1884-1972). Normalien, agrégé d’histoire et géographie, haut fonctionnaire colonial. Il a été notamment directeur du service de l’enseignement en AOF de 1911 à 1918, directeur de l’Instruction publique, des Beaux-arts et des Antiquités au Maroc de 1920 à 1926, directeur de l’École coloniale de 1926 à 1932 puis recteur d’Alger de 1932 à 1937 et de 1940 à 1943. » - retour -

[ 11 ] - Sans être tout à fait comparables aux positions de Mauco, celles de Laforgue -- qui fut son analyste -- furent ambiguës ou pour le moins furent perçues comme telles en 1945. Son "exil" au Maroc en est vraisemblablement une conséquence. Pour une analyse très détaillées, consulter le chapitre qui lui est consacré dans : La psychanalyse au pays des saints de Jalil Bennani (voir la bibliographie ci-dessous). - retour -

[ 12 ] - Comme nous le soutenons depuis le début, on ne saurait réduire les positions des personnes à telle ou telle remarque. Par exemple, l'adhésion de Maurice Igert aux vues de Laforgue allait de pair avec un sens clinique reconnu. Ainsi, Jalil Bennani remarque : « A côté des errements ethnologiques ou historiques qui étaient le lot des praticiens de cette époque, on découvre chez l'auteur des talents de clinicien, à travers les observations qu'il rapporte et les interprétations qu'il donne. [...] Témoin de son époque, par les préjugés et les a priori, Igert ne s'en montre pas moins ouvert. Il plaide pour "l'intelligence des cultures", source de richesse et de découverte et pour un travail futur avec des psychiatres marocains ... » (Bennani 1990)  - retour -

[ 13 ] - Nous insistons sur «prendre des distances» car «s'y opposer» ou «s'y affronter» peuvent autant renvoyer à des conduites psychopathiques qu'à un choix idéologique raisonné au nom de normes et de valeurs jugées comme non-conformes à celles d'un moment de l'idéologie dominante et de l'histoire collective. - retour -

[ 14 ] - L'expression "rasoir d’Occam", parfois orthographié Ockham, illustre le principe scientifique attribué au franciscain Guillaume d'Ockham : « pluralitas non est ponenda sine necessitate » et qui peut être traduit par «Les multiples ne doivent pas être utilisés sans nécessité». On dirait plus prosaïquement, s'en tenir à l'économie d'hypothèse. Guillaume d'Ockham est le modèle du Guillaume de Baskerville imaginé par Umberto Eco dans Le Nom de la rose. - retour -

[ 15 ] - Personne ne contesterait guère aujourd'hui que ce relâchement fut plus l'effet de la remise en cause de la légitimité des autorités française mises en place par Vichy suite au débarquement des Alliés à Madagascar en 1942 et un peu plus tard de la promesse d'autodétermination par les nouvelles autorités de la France libre, promesse qui visait plus à satisfaire les desiderata américains, qu'à instaurer une véritable réforme politique coloniale. D'ailleurs, quelques temps après la fin de la guerre « la libéralisation annoncée ne fut plus qu'un leurre: la droite se faisait influente à Paris et les Américains, à l'heure des évènements de Corée, se souciaient nettement moins de mettre fin au régime colonial. ». (Bloch 1997) - retour -

[ 16 ] - Bloch n'a pas le même avis sur la conception ethnologique de ces assemblées : « L'ardeur avec laquelle l'administration coloniale procéda à la «résurrection» des Fokon'olona a des origines anciennes. Cette institution avait déjà fasciné les premières autorités coloniales dans l'île et, notamment, le premier en date des gouverneurs de Madagascar, Gallieni. Or tout laisse à supposer que ce modèle d'assemblée villageoise avec ses attributions, imaginé par les conseillers de Gallieni ou encore rêvé par Mannoni, auquel il est fait référence sous le terme de Fokon'olona, n'a jamais eu d'existence que dûment provoquée. En tant que tradition locale, c'est une fiction (Bloch 1971a). Le mot Fokon'olona signifie littéralement «les gens d'ici», rien de plus. » - retour -

 

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Bibliographie


Balandier Georges, La situation coloniale : approche théorique, article publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, Paris, PUF, vol. 11, 1951, pp. 44-79
-- article consultable en ligne dans Les classiques des sciences sociales

Balandier Georges, Aspects de l'évolution sociale chez les Fang du Gabon, dans Cahiers internationaux de la sociologie, Paris, Seuil, vol. IX, 1950, pp.76-106
-- article consultable en ligne dans Les classiques des sciences sociales

Balandier Georges, compte rendu de Psychologie de la colonisation, dans Cahiers internationaux de la sociologie, Paris, Seuil, vol. IX, 1950, pp.183-186

Bennani Jalil, La psychanalyse au pays des saints, Casablanca, éditions Le Fennec, 1996

Bennani Jalil, Psychopathologie coloniale : ruptures et illusions, conférence présentée au congrès "Apport de la psychopathologie maghrébine", Institut du Monde Arabe, Paris, 5 Avril 1990 --
-- texte consultable en ligne sur le site de Jalil Bennani

Bloch Maurice, 1997, La psychanalyse au secours du colonialisme. A propos d’un ouvrage d’Octave Mannoni, Terrain, n° 28, pp. 103-118
-- consultable en ligne à l'URL : http://terrain.revues.org/index3176.html

Bouillon Antoine, Madagascar - le colonisé et son « âme » - essai sur le discours psychologique colonial, Paris, L'Harmattan, 1982

Césaire Aimé , Le discours sur le colonialisme, Paris, éditions Réclames, 1950
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