La Notion de ConcriminationCube Escher - Necker

Patrick FermiLa notion de concrimination

 

Pourquoi illustrer cette page avec le cube d'Escher ?

L'artiste néerlandais Maurits Cornelis Escher (1898 -1972) est célèbre pour ses gravures et lithographies représentant des perspectives hallucinantes, des motifs se transformant progressivement, des images à double sens selon la forme et le fond et, comme ici, ses constructions impossibles. Cette illustration dérivée du cube de Necker, bien connu des psychologues, représente une forme impossible dans la réalité mais bien réelle en "image". Il y a donc une analogie avec la concrimination qui incite à voir des ensembles n'ayant pourtant aucune existence. Et puis, fallait-il rendre un hommage à M.C. Escher qui fut satrape du Collège de pataphysique !

 

la notion de concrimination [*]

présentation de la notion

Ne cherchez pas inutilement ce terme dans un dictionnaire, je l'ai créé pour la circonstance. Il est constitué sur le modèle inversé de discrimination. Alors que le sens de ce dernier renvoie au fait d’isoler et de traiter différemment un élément appartenant à un ensemble, la concrimination signifie l’action de négliger ou de nier les particularités et les singularités d’un élément pour le traiter comme l’ensemble auquel on présuppose qu’il appartient. Cet ensemble peut être réel, imaginaire ou artificiellement construit. Des termes comme amalgame, cliché ou stéréotype en sont proches mais comme discrimination se distingue de séparation ou de différenciation, concrimination se distingue de ces synonymes possibles parce qu'il contient l'idée d'un agent opérant un processus ou un mouvement préjudiciable ou pour le moins altérant l'objet concriminé.

Lorsque l’on énonce des jugements tels « les Africains sont animistes », « les immigrés ne veulent pas s’intégrer » ou encore « les Français d'origine musulmane », on opère des concriminations. Les stéréotypes culturels sont généralement des concriminations. Il en existe de différentes formes, certaines plus insidieuses que d’autres et d’autres encore issues de malentendus, de distorsions historiques et de théories erronées.

L'écueil de la concrimination

[ les Africains sont animistes ]

En lui-même, le terme « Africains » est neutre mais dans le contexte de l'expression, il est déjà problématique. Dans cette expression, la pensée commune comprend qu'il s'agit d'abord des « noirs » d'Afrique. Les peuples du nord géographique de ce continent sont comme mis entre parenthèse. Il n'y a là rien de vraiment étonnant car chacun sait qu'il s'agit d'un certain usage linguistique, cependant on ne peut nier que cet usage est traversé par les enchevêtrements historiques et idéologiques. Tant qu'aux « Africains » (donc « noirs »), que deviennent ceux qui sont musulmans, chrétiens et autres religions reconnues dans les manuels ? Disparus dans les pertes et profits de la concrimination !

Si l'on entend aujourd'hui [1] par animisme la religion particulière des « animistes », il s'agit bien d'une concrimination quand bien même des autorités ethnologiques ou des dictionnaires officiels paraissent en reconnaître l'existence. Qu'est-ce donc que l'animisme si ce n'est un ensemble - très-très hétérogène - de croyances et de pratiques non reconnues comme une véritable religion ? On notera qu'une discrimination a été nécessaire pour construire artificiellement cet ensemble. Bien sûr, si l'on entend par animisme une disposition psychologique qui tend à prêter une âme ou un esprit à des non-humains, le phénomène est universel et traverse tout autant les prétendues grandes religions que la vie quotidienne de tout un chacun. Actuellement, il est remarquable que beaucoup - à la traîne du développement des idées - dans une sorte de pensée post-coloniale chargée de culpabilité diffuse, se croient généreux en considérant l'animisme comme une religion. Mais à y regarder de plus près le prétendu animisme rétrécit inexorablement, la concrimination cède la place à la reconnaissance raisonnée de cultes et de croyances diverses et singulières possédant un statut anthropologique comparable aux dites grandes religions.

Le terme d'animisme dans les travaux ethnologiques contemporains n'a plus rien à voir avec les connotations anciennes. Par exemple, on le retrouve avec le totémisme, l'analogisme et le naturalisme dans la conception des quatre ontologies de Philippe Descola, conception dans laquelle l'animisme représente l'une des catégories de relations entre humains et non-humains, dépassant le dualisme nature vs culture.

[ les immigrés ne veulent pas s'intégrer ]

Il serait trop long et hors de ce cadre de s'attarder le « ne veulent pas s’intégrer ». Je me limiterai donc « les immigrés ». Si l'on se contentait, comme les historiens ou les démographes le font, de nommer immigrés l'ensemble des personnes venues d'ailleurs à une période donnée, cela ne poserait aucun problème mais si l'on entend par là un ensemble homogène de personnes partageant les mêmes caractéristiques sociologiques, dont celle de « ne pas vouloir s’intégrer », il y a manifestement une concrimination. Il est utile de rappeler ici les travaux de sociologie d'Abdelmalek Sayad. Dans La double absence, son livre posthume, Sayad écrit :

« ... l'immigré, celui dont on parle, n'est en réalité que l'immigré tel qu'on l'a constitué, tel qu'on l'a déterminé ou tel qu'on le pense et tel qu'on le définit. Il n'est peut-être pas d'objet social plus fondamentalement déterminé par la perception qu'on en a... »

L'Immigré, ça n'existe pas dans l'absolu ; le cadre cambodgien, le paysan du sud marocain, le réfugié politique chilien et l'intellectuel camerounais ne partagent qu'à minima leurs expériences de la migration. En contrepoint, il faut noter que ce ne sont pas seulement leurs positions sociales qui les différencient car le cadre, le paysan, le réfugié politique et l'intellectuel vietnamiens qui honorent quotidiennement leurs ancêtres partagent bien une pratique et une vision du monde. Mais, à son tour, cette vision ne saurait être concriminée avec d'autres ensembles qui pourraient en sembler proches. La Toussaint ou le culte des morts à Madagascar ne sont pas directement assimilables au culte des ancêtres vietnamien.

[ les Français d'origine musulmane ]

« les Français d'origine musulmane » est une bien curieuse expression. Il suffit de la juxtaposer avec « les Parisiens d'origine auvergnate » et « les Français d’origine catholique » pour constater son incohérence et y déceler une concrimination faisant écran à une discrimination. En effet, qui, entendant cette expression, ne pense pas "spontanément" que l'on est en train de parler des « Arabes » ? C'est aussi une version déclinée de la même concrimination qui fait croire à un très grand nombre de gens que les Iraniens et les Turcs sont des Arabes. Bien entendu, cette dernière forme ne se retrouve pas dans les propos ou les travaux spécialisés bien que j'ai pu l'entendre dans la bouche d'un responsable politique sur une radio nationale pour justifier une opposition à l'entrée de la Turquie dans l'Europe.

Si l'on décomposait les ingrédients de cette concrimination, on y retrouverait de la discrimination raciste, de la xénophobie, des réminiscences historiques et un imbroglio de termes disparates mais agglutinés les uns aux autres : Arabe, Nord-Africain, musulman, islamiste (mahométan a disparu), intégriste, voire à l'extrême terroriste etc. Pour donner une forme plus manifeste à nos commentaires, on peut faire jouer des analogies : l'expression (fictive pour le moment !) « les Français d’origine catholique » désignerait-elle les Italiens, les Espagnols etc. ou encore les migrants de type caucasien ? [2]

Concrimination et psychologie

Malgré toutes les remarques précédentes, je suis enclin à considérer que l'acte de concrimination est inévitable car il est inhérent au fonctionnement psychique humain. Il possède même des qualités nécessaires à la mise en ordre du monde. Il participe à la catégorisation de nos perceptions du réel autorisant la découverte des lois ou des processus communs. Par exemple, les diverses classifications scientifiques (minéraux, végétaux, animaux etc.) sont bien des mélanges subtils de discrimination et de concrimination autorisant des modifications et des changements. Les problèmes surgissent quand la concrimination s'applique de manière fallacieuse ou épistémologiquement critiquable sans être reconnue comme telle. Or, c'est bien parce que le processus de concrimination est inévitable qu'il convient d'en repérer et d'en évaluer les mécanismes et les effets. Le modèle de l'éventail peut permettre - en partie seulement - de répondre à cette tâche.

Patrick Fermi - printemps 2013

 

 

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Notes et Bibliographie

* Dans le cadre d'une publication, ma première exposition de la notion de concrimination a été faite dans la revue Le divan familial , n°2, printemps 2009, de la Société française de thérapie familiale psychanalytique, avec pour titre : Les représentations culturelles : du danger de la "concrimination". [ en ligne ] sur ce site (ouverture dans une autre fenêtre). - retour au début de l'article -

 

[ 1 ] Aujourd'hui car il n'en a pas toujours ainsi. Jusqu'au milieu des années 1900 la majorité des penseurs encore influencée par quasiment un siècle d'évolutionnisme considérait l'animisme comme un stade précédant le religieux, ce dernier à son tour étant dépassé par le scientifique. Dans Totem et tabou, Freud revient sur ces questions dans le troisième chapitre, Animisme, magie et toute-puissance des idées, en empruntant les matériaux ethnologiques à Spencer, Frazer, Lang, Wundt et surtout Tylor. C'est ce dernier qui a véritablement fait entrer l'animisme dans le corpus ethnologique. Représentant du courant évolutionniste, Tylor pensait que l'animisme était le premier stade de la religion, d'abord polythéiste puis monothéiste. Au-delà du fait que Tylor était une référence incontournable de cette époque, Freud s'en sentait relativement proche car l'anthropologue britannique soutenait que l'origine de l'animisme était dans l'expérience onirique des êtres humains. Freud ne se déprendra pas réellement des idées de son temps mais commencera néanmoins à considérer d'abord l'animisme comme une disposition psychique, impliquant par ailleurs la magie et la sorcellerie.

« Ce système d'indications, ces règles de conduite, connues sous le nom de « sorcellerie et magie », sont considérés par S. Reinach comme la stratégie de l'animisme ; je préfère, avec Hubert et Mauss, les comparer à la technique.» (Totem et tabou, ch.3, partie 2.)

Apparemment Freud avait perçu un changement de paradigme dans les points de vue d'Hubert et Mauss. C'est sur le même socle d'idées que Lévi-Strauss débarrassera la pensée sauvage des connotations passées. - retour -

[ 2 ] Le type caucasien renvoie à la race blanche dans les théories raciales passées qui soutenaient l'origine caucasienne des Européens. Il reste un terme utilisé, notamment aux États-Unis et paraît-il dans les fichiers anthropométriques de la police française. La génétique des populations actuelle a abandonné cette hypothèse et réfute même l'homogénéité des populations européennes. La méthode des distances génétiques tend à indiquer une provenance moyen-orientale de la majorité actuelles des Blancs. - retour -

 

Bibliographie

Fermi Patrick, Les représentations culturelles : du danger de la "concrimination", dans Le Divan Familial, InPress éd., n° 2, 1999

Freud Sigmund, (1913), Totem et tabou, dans Œuvres complètes, TXI, PUF, 1998

Sayad Abdelmalek, La double absence. Des illusions de l'émigré aux souffrances de l'immigré, Paris, Seuil, coll. Liber, 1999 - Préface de P. Bourdieu.

Sayad Abdelmalek, L'Immigration ou Les paradoxes de l'altérité (t.2): Les enfants illégitimes, Paris, Raisons d'agir, 2006

Sayad Abdelmalek, L'Immigration ou les paradoxes de l'altérité (t.1): L'illusion du provisoire, Paris, Raisons d'agir, 2006

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© - webmestre Fermi Patrick - samedi 30 mars 2013