Les représentations culturelles :

du danger de la "concrimination"

Le divan familial

 

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Je remercie Alberto Eiguer de m'avoir autorisé à reproduire l'article que j'avais écrit pour la revue Le divan familial de la Société française de thérapie familiale psychanalytique. P. Fermi

 

grille.gif (47 octets)A moins de les faire allonger dans les divans de Procuste de nos théories, les patients migrants présentent le plus souvent des manifestations pathologiques qui ne s'insèrent qu'avec difficultés dans nos cadres nosographiques et thérapeutiques. "Vous êtes bien gentil de me recevoir si souvent mais vous n'y pouvez rien, c'est une histoire de djinn." m'a dit un jour avec ce que j'ai cru être de la compassion un patient maghrébin. Pour se rassurer, et c'est certainement ce que j'avais dû faire, on peut penser qu'Œdipe était aussi un déraciné et qu'il a pu croire un moment que les lois de Thèbes n'étaient pas celles de Corinthe ou encore que djinn n'est qu'un nom exotique de la projection ou d'un quelconque avatar libidinal. On ne peut cependant réduire la différence culturelle comme on réduit une fracture, fût-elle du pied comme celle du fils et mari de Jocaste.

grille.gif (47 octets)Cette différence, nous proposons au contraire de l'accueillir dans un dispositif thérapeutique conçu pour qu'elle puisse s'exprimer dans un espace de travail intermédiaire. Pour le décrire rapidement nous dirons qu'il est structuré par au moins trois constantes qui sont l'usage de la langue maternelle, l'aspect groupal de la consultation et le jeu des médiations. Pour l'expliquer nous nous référerons à trois notions : l'intégration, la représentation culturelle, la complémentarité.

grille.gif (47 octets)1. La notion d'intégration

grille.gif (47 octets)La notion d’intégration définit notre position idéologique. Toute migration possède une dimension politique traversée le plus souvent par de la violence. Violence déclinée par la guerre, la pauvreté, la dictature, l'exode forcé voire le génocide, le déracinement des liens affectifs et la violence (parfois involontaire) du pays d'accueil. Nous ne parlons pas ici seulement de la xénophobie mais, parmi cent exemples possibles, celui du toucher affectueux de la tête d'un enfant vietnamien témoignant d'une marque d'irrespect pour ses ancêtres, sans d'ailleurs qu'il le sache vraiment comme le unthought known de Bollas. Cette dimension politique ne peut rester inanalysée, ne serait-ce que pour la prise en compte des mouvements contre-transférentiels. Se positionner quant à nous a été de prendre le parti de l'intégration que nous définissons par le fait qu’une personne migrante peut instaurer un travail de liaisons entre les représentations culturelles de la société d’accueil et celles de sa culture d’origine. Comprise ainsi, la notion d’intégration peut être mise en relation d'opposition avec celles d’assimilation, d’isolation et de marginalisation.

grille.gif (47 octets)2. Les représentations culturelles

grille.gif (47 octets)Le concept de représentation adjectivé de collective, de sociale ou de mentale circule dans des champs à la fois proches et différents ; de la sociologie avec Durkheim à la psychologie sociale avec Moscovici et Jodelet, en passant par la psychologie cognitive et la psychanalyse. Il en résulte une certaine confusion ou pour le moins de la complexité. En nous limitant arbitrairement à l’œuvre de Freud, la complexité n'en est pas pour autant levée. Rappelons que l'on en distingue classiquement trois sortes : la première, die Vorstellung, renvoie à un processus et à un contenu de pensée, la seconde, die Darstellung, ramène à la figuration, à la mise en image ou en scène, enfin Vorstellungsrepräsentanz traduit en français comme représentant-représentation ou représentation-délégation désigne le phénomène de l'inscription de la pulsion dans le psychisme. A ces formes distinctives il faut ajouter celles de représentation de chose et représentation de mot. La notion de représentation culturelle est absente des écrits freudiens mais nous savons qu'une place importante est faite à certains systèmes de représentations collectifs liés à la socialité et à la culture. Citons pour exemples les mythes, les contes, les conceptions du monde, les croyances et les idées religieuses. C'est cet ensemble là que nous définissons provisoirement comme représentations culturelles. Ces représentations collectives remplissent plusieurs fonctions. Freud dans L'Avenir d'une Illusion écrit :

« Ainsi se trouve créé un trésor de représentations nées du besoin de rendre supportable la détresse humaine, édifié avec le matériel fourni par les souvenirs de détresse de la propre enfance et de celle du genre humain. ce fonds protège l'homme dans deux directions, contre les dangers de la nature et du destin et contre les dommages de la société humaine. »

grille.gif (47 octets)La représentation n'est pas un pur reflet du monde, elle est aussi héritage. Un peu plus loin Freud synthétise ses réflexions en pointant la fonction de défense contre l'angoisse que remplissent ces représentations. Dans Les nouvelles conférences sur la psychanalyse (1932) et notamment dans celle intitulée D'une conception de l'univers apparaît une seconde fonction, celle de permettre les réalisations de désirs et sur le plan collectif, ces représentations fournissent des repères identificatoires aux personnes d'un même ensemble.

« j'estime donc qu'une vision du monde est une construction intellectuelle qui résout de façon unitaire tous les problèmes de notre existence à partir d'une hypothèse subsumante...en croyant en elle, on peut se sentir en sécurité dans la vie, savoir ce à quoi on doit aspirer, comment on peut, de la manière la plus appropriée, assigner une place à ses affects et à ses intérêts. »

grille.gif (47 octets)Rendre supportable la détresse humaine, c'est aussi pour Winnicott l'une des fonctions des arts, des religions et de la culture en général. Plus précisément, le psychanalyste anglais considère dans la suite de ses travaux sur les Objets et phénomènes transitionnels (1951) que :

« l'acceptation de la réalité est une tâche toujours inachevée, qu'aucun être humain n'est affranchi de l'effort que suscite la mise en rapport de la réalité intérieure et de la réalité extérieure ; enfin, que cette tension peut être relâchée grâce à l'existence d'une zone intermédiaire d'expérience qui n'est pas mise en question (les arts, la religion etc.) »

grille.gif (47 octets)La culture est dans le prolongement de l'espace transitionnel.

grille.gif (47 octets)Ces réflexions incitent à penser que tout travail sur les représentations doit s'organiser autour d’une problématique aux termes parfois opposés mais que nous jugeons fondamentale : élucider la part d'illusion et soutenir contre la détresse ou la désaide. Il est aisé de comprendre que le sujet migrant, la clinique peut aussi désigner ses enfants de la seconde génération, est en rupture voire en conflit avec cet héritage de représentations culturelles avec ce que cela implique de souffrance, de désarroi, de pertes de repères et de sens. Nous sommes d'accord avec Eiguer lorsqu'il écrit : "..l'amalgame ou la synthèse des deux cultures me semble utopique. Tout syncrétisme implique pour le sujet la perte de quelque chose, encore plus irrémédiable s'il y a eu contrainte." (1998) Cette dé-liaison peut être d'autant plus manifeste que les systèmes de représentations possèdent des structures singulières. Nous pensons ici aux systèmes de parenté, aux conceptions de la maladie et de l’infortune, aux conceptions religieuses, aux représentations de la différence des sexes etc. Cela étant dit, parler des migrants en termes globaux n'a aucun sens. Chacun d'entre eux occupe une position singulière entre les causes de sa migration, sa relation à sa culture d'origine et son projet actuel. Qu'on nous pardonne ce néologisme, mais la "con-crimination" est aussi défensive que la dis-crimination.

grille.gif (47 octets)3. Le complémentarisme

grille.gif (47 octets)La notion de complémentarité proposée par Georges Devereux dans le champ des sciences humaines, empruntée à la physique, notamment à Heisenberg et à Niels Bohr, est issue d’un questionnement épistémologique. Elle renvoie au fait qu' il est impossible d’analyser simultanément un objet à partir de deux (ou plus) positions différentes. Le cadre de notre consultation permet d'adopter une méthodologie pouvant rendre complémentaires des approches singulières. L'aspect groupal autorise autant les interrogations culturelles que le questionnement psychologique. L'usage de la langue maternelle par l'introduction d'un médiateur-interprète, en même temps qu'il facilite l'expression des affects permet aussi une sorte d'aller-retour entre les dimensions psychologiques et culturelles. Enfin les associations "poly-culturelles" des membres de l'équipe introduisent un jeu de représentations culturelles créant une zone intermédiaire pour le patient (et pour nous) dans laquelle peuvent se déployer les relations singulières que le sujet entretient avec la culture qui l'a constitué.

grille.gif (47 octets)Le modèle que nous utilisons doit pour une partie à la consultation ethnopsychiatrique initié par Tobie Nathan à l’hôpital Avicenne, poursuivie au Centre Georges Devereux et continuée à Avicenne par Marie Rose Moro. Ceci dit je ne suis pas sûr que Nathan partage exactement notre point de vue relatif à l’intégration et nous ne partageons pas sa position quant au statut des représentations et à l’usage des objets thérapeutiques. Nos interventions se limitent aux évocations des étiologies et des pratiques dites improprement traditionnelles mais jamais à des prescriptions. Comme n'importe quelle production du psychisme humain les objets thérapeutiques peuvent être analysés. La psychanalyse est soumise aux influences culturelles tant dans son interprétation que dans les usages thérapeutiques et institutionnels mais elle n'en reste pas moins une science du psychisme ayant une prétention universelle.

grille.gif (47 octets)A cette liaison des représentations culturelles et du complémentarisme nous voudrions ajouter trois remarques supplémentaires. La première renvoie à une idée de Devereux qui pense que dans la situation psychothérapeutique classique le thérapeute et le patient partagent de manière implicite et inconsciente les mêmes systèmes culturels. Ainsi peuvent rester inanalysées des composantes particulières que l'analyste et l'analysant ne peuvent reconnaître dans leurs expressions transférentielles et contre-transférentielles. La deuxième concerne l'application de la psychanalyse hors du champ clinique comme Freud, Róheim et Devereux l'ont pratiquée. Malgré les imperfections du terme nous considérons nous référer à l'ethnopsychanalyse lorsque nous analysons les représentations culturelles en elles-mêmes et/ou dans certaines relations que les sujets entretiennent avec elles. La troisième renvoie à un article de Kaës (1989) sur les représentations dans lequel il souligne que le travail psychique de la représentation produit plusieurs effets :

  • un effet d'objet, de présence : la représentation vient marquer l'absence, le manque, le défaut de l'objet

  • un effet de subjectivité introduit par le refoulement ; effet lié au travail de censure comme dans le rêve ;

  • un effet de sens, ce que la représentation représente pour le sujet.

grille.gif (47 octets)Ces remarques et ces effets montrent que la représentation ne peut se réduire à des projections de processus inconscients. La représentation engage le sujet dans son histoire et engage une réflexion sur la question de l'étayage des formations psychiques sur les formations sociales. Comment les psychothérapeutes pourraient-ils se passer d'interroger cet étayage alors même qu'ils tiennent la parole, le discours, fait social et culturel par excellence, comme fondamental ?

grille.gif (47 octets)Les questions soulevées par des références culturelles différentes ne concernent pas seulement le patient et le thérapeute ; elles peuvent aussi être rendues manifestes dans une même famille si les membres ont des parcours migratoires distincts. Mme C. et son fils Ali (10ans) nous ont été adressés par une assistante sociale du secteur pour des difficultés de communication entre eux avec une notion de carence éducative, voire de maltraitance, d'importantes difficultés scolaires et un repli inquiétant de l'enfant. Originaire d'un pays d'Afrique Mme C. est venue en France vers l'âge de 18 ans pour y faire des études comme d'ailleurs le futur père d'Ali. Le couple n'aura pas réellement de vie commune et Mme C. confiera rapidement l'enfant à sa propre mère alors qu'elle-même restera en France. Elle rencontrera quelques années plus tard son mari actuel, français de métropole, avec lequel elle aura une fille. C'est dans ce nouveau cadre qu'elle décide de reprendre son fils.

grille.gif (47 octets)Dans son mode de présentation Mme C. montre un investissement massif des valeurs "occidentales" ou idéalisées comme telles, notamment la place de la femme. Lors d'une séance Ali rapporte devant sa mère stupéfaite que quelque temps après son arrivée en France il s'était demandé si elle était vraiment une femme puisqu'elle fumait des cigarettes. Cette "révélation" déclenchera tout un discours négatif sur les valeurs de la culture d'origine. Mme C. exprimera clairement qu'elle ne partage plus le système de représentation de son fils et que l'ensemble des représentations auxquelles il se réfère lui est devenu étranger. Cette distance apparaîtra alors manifestement comme l'espace dans lequel se déployaient leurs conflits et leurs difficultés quotidiennes. Notons que cette distance a été transférée dans le cadre thérapeutique. Pour illustrer cela nous rapporterons deux faits. Pendant plusieurs séances nous avons eu (collectivement) la conviction que ces problèmes étaient liés à l'arrivée récente d'Ali avant de pouvoir repérer qu'il était ici depuis maintenant quatre ans. Ce fait en a provoqué un autre et de taille : à l'époque Ali s'appelait autrement. Derrière ces évènements d'autres se sont encore associés que nous ne pouvons décrire ici mais il a suffi de 7 séances, espacées tous les 15 jours pour permettre :

grille.gif (47 octets)- à Mme C. de reconsidérer et de réinvestir des représentations culturelles qu'elle avait rejetées. Quelque temps plus tard et après plusieurs années de "coupure", elle s'autorisera un voyage au pays dans lequel elle retrouvera à ses dires "les vivants et des morts".
grille.gif (47 octets)- à son fils de les exprimer sans être confronté à leur rejet et de réaliser qu'elles n'étaient pas aussi étrangères à sa mère qu'il le croyait.
grille.gif (47 octets)- de retrouver un espace commun ne nécessitant plus cette occultation des distances.

grille.gif (47 octets)Ces nouvelles disponibilités ont permis de rétablir les communications au sein de la famille et d'amorcer assez rapidement une bonne intégration scolaire. Nous apprendrons "de surcroît" qu'un contact venait d'être pris avec le père "géniteur et inconnu" d'Ali aboutissant à une rencontre prochaine et cela, dans un autre continent.

grille.gif (47 octets)Il est bien évident que les relations entre cette mère et son fils ne sont pas toutes contenues dans cette problématique culturelle et que l'approche complémentariste permet justement d'en considérer aussi et plus classiquement les composantes psychologiques. Mais ici nous voulions seulement montrer que l'introduction des représentations culturelles, non seulement entre la culture d'origine du consultant et celle de la culture d'accueil mais avec d'autres encore permet la création d'un espace transitionnel permettant une élaboration psychique.

grille.gif (47 octets)Lorsque nos enfants vont en crèche ou à l’école nous leur laissons, avec l'approbation des spécialistes, ces fameux objets transitionnels afin qu’ils vivent au mieux la séparation. Ne peut-on pas imaginer que les représentations culturelles de ceux qui ont quitté leur famille, leur pays, leur univers linguistique valent aussi un bout de chiffon ?


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Note

Voir dans la même revue, n°2, printemps 1999, l'article de Alberto Eiguer, Les mécanismes compensatoires face au déracinement. Face au déracinement, dont un des vécus singuliers est l'étrangeté, les membres des familles utilisent trois mécanismes compensatoires : le regroupement, le faux-self et le recours à l'ancêtre, ce dernier s'avérant utile pour redonner un sens aux changements survenus. Afin d'illustrer son propos, l'auteur analyse la trajectoire vitale de deux créateurs, Mozart et Dostoïevski, dont l'oeuvre a été marquée par leurs déracinements.
Le divan familial est la revue de la Société française de thérapie familiale psychanalytique.

 

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© - Fermi Patrick - 17 septembre 1998. Mise à jour 04 octobre 2014