Le
texte suivant est donné par Hà-Văn-Vượng
dans le n° 1 de la revue Dân Vietnam. Il est signalé et rapporté
par Maurice Durand dans Imagerie populaire vietnamienne,
XLVII, Publications de l'École Française d'Extrême-Orient, 1960.
 Patrick
Fermi
« Autrefois, vivait un ménage dont le mari
était atteint d'une maladie incurable, de la lèpre, dit-on, et dont
la femme vertueuse faisait vivre son conjoint par son travail. Celui-ci,
pris de compassion pour son épouse, lui conseilla de s'écarter du
toit conjugal. Mais la femme, à aucun prix, ne voulut le faire.
L'époux fit semblant de lui adresser des
reproches, de l'insulter et de la chasser, mais la femme persista
à rester auprès de lui.
Un jour, un mendiant se présenta au domicile
du couple et demanda l'aumône ; la femme charitable lui donna de
l'argent et du riz. Le mari en prit prétexte pour chasser sa femme
en l'accusant de vivre en bonne intelligence avec le mendiant. La
femme, accusée d'une façon si injuste et si ignominieuse, se rendit
à un fleuve voisin pour s'y jeter. Comme elle se trouvait dans l'eau,
le mendiant en question passa près de là et s'empressa de sauter
clans le fleuve pour l'en retirer. Alors, la femme, se rendant compte
qu'elle ne pouvait prouver que l'accusation de son mari était injuste
résolut donc de suivre celui qui l'avait sauvée.
Le premier mari, vivant seul, ne put compter
sur l'assistance des siens. II fut obligé d'aller mendier, à son
tour. En vagabondant à tout hasard, il s'arrêta devant une maison
pour demander l'aumône ; il aperçut que c'était sa propre femme
qui, en réponse à sa demande, lui remettait de l'argent et du riz.
En apercevant le visage de son épouse, il abandonna tout et s'enfuit
à toutes jambes. Après avoir couru durant quelque temps et voyant
sur l'un des côtés de la route un gros bûcher en train de se consumer,
il y sauta pour se donner la mort. La femme, de son côté, reconnut
son premier mari, mais elle ne put arriver à temps pour arrêter
son geste de désespoir, et se jeta, à son tour, dans le brasier.
Enfin, le second mari constatant que sa femme était morte, sauta
également dans les flammes pour finir ses jours. »
Le
texte suivant, extrait d'un article intitulé - La fête de Tao-Quân,
Génie du Foyer - de Van-Hac, est présenté dans sa forme
initiale. Les noms, la présence ou l'absence d'accents, certaines
particularités orthographiques ont été strictement conservés tels
qu'ils apparaissaient dans la revue France - Asie, n°68,
janvier 1952, p.715-719.  Patrick Fermi
Il y a donc de cela bien longtemps, vivait
un ménage très uni mais très pauvre. Cette année-là fut particulièrement
difficile et le riz s'était fait extrêmement rare ; après bien des
hésitations, le mari dit à sa compagne
- Femme, je ne trouve plus de travail au
village, et je dois envisager d'aller au loin travailler afin d'assurer
ma subsistance.
Elle voulut l'accompagner, mais il répliqua
- Je ne sais encore ce que je vais faire.
Peut-être ne trouverai-je rien du tout, et alors me laisserai-je
mourir au bord d'une route. Il est aussi possible que la chance
me sourit ; dans ce cas, ayant amassé un petit pécule, je reviendrai
au village, et cette fois nous ne nous quitterons plus. Dans tous
les cas, je te demande de m'être fidèle pendant trois ans à partir
d'aujourd'hui. Si après trois ans je ne suis pas de retour, c'est
que très certainement je serai mort ; alors, tu pourras te remarier.
L'épouse pleura abondamment, mais elle ne
pouvait se résoudre à voir son mari mourir de faim en voulant le
garder auprès d'elle.
Après son départ, elle continua à travailler
chez un petit propriétaire de rizières, où son zèle et sa gentillesse
étaient très appréciés et où elle gagnait ses deux repas quotidiens,
celui du soir étant provisoirement transformé en une simple soupe
de riz par suite de la disette croissante.
Les trois années passèrent rapidement sans
qu'elle vit revenir son mari.
Son employeur, un vieillard dont la femme
venait de mourir, ayant, au cours des années qui venaient de s'écouler,
remarqué sa conduite irréprochable, voulut la prendre pour épouse.
Mais elle lui demanda un délai, car elle espérait toujours.
Quatre nouvelles années s'écoulèrent ainsi
sans que celui-ci donnât de ses nouvelles. Le vieillard pressa la
jeune femme de prendre une décision.
- Je me fais très vieux et suis très fatigué.
Je voudrais avant de mourir vous laisser toutes mes rizières ; mais
pour cela il faut que le ly-truong nous ait mariés. Cela fait sept
ans que votre mari. est parti ; or de deux choses l'une : ou bien
il est mort, ou bien il s'est fixé dans quelque coin de la haute
région, où il s'est créé un nouveau foyer ; dans ce dernier cas,
il n'y a aucune chance pour qu'il revienne.
Devant ces pressantes instances et la profonde
bonté du vieillard, la femme finit par céder, et tout le village
fut heureux d'assister à leur mariage.
Mais dans le fond de son cœur, elle
pensait toujours à son premier mari. Où était-il à présent ? Qu'adviendrait-il
s'il revenait au village ?
Or quelques mois plus tard, l'époux effectivement
revint. Ce fut de la stupeur dans tout le chef-lieu. La situation
devenait inextricable. Mais le premier mari intervint généreusement.
- J'ai eu tort de m'absenter aussi longtemps.
Ce n'a pas été de ma faute d'ailleurs, mais enfin, puisque les choses
en sont là, je prends la seule décision qui soit convenable : je
m'éloigne à jamais.
Et malgré les supplications de celle qui
avait été son épouse, malgré les prières du vieillard prêt à lui
rendre sa femme, il partit. Il n'alla pas loin, car il aimait toujours
profondément sa compagne et ne pouvait se détacher des lieux où
elle vivait. A l'extrémité du village se trouvait un grand banian.
A l'insu de tout 1e monde, il attacha sa ceinture à l'une des branches
maîtresses et se pendit : ainsi, espérait-il, son âme continuerait
à errer dans ces parages.
Quelques instants plus tard, la journée finie,
un laboureur qui rentrait de sa rizière avec son buffle aperçut
le corps du désespéré. Il donna l'alerte au village qui fit des
obsèques correctes.
Cette mort violente émut profondément la
pauvre femme qui s'en rendit responsable.
Elle avait attendu sept longues années ;
pourquoi n'avoir donc pas patienté quelques mois de plus ? Le lendemain,
elle alla se noyer dans la grande mare située derrière la maison
commune, afin de rejoindre dans l'au-delà celui qu'elle n'avait
cessé d'animer. Le vieillard fit à sa femme .des funérailles dignes
d'elle ; mais il devint inconsolable, car il s'attribuait la cause
de ces deux suicides : n'avait-il pas enlevé la femme d'un autre
? Alors, ayant pris ses dispositions pour que ses rizières fussent
réparties entre la pagode et les pauvres, il but: une tasse de poison
et se coucha pour ne plus se relever.
Arrivé dans l'autre monde, il s'empressa
de rejoindre le couple, et tous trois se présentèrent devant le
souverain du Royaume des Morts (Diêm Duong) afin de subir le Jugement
dernier. Le mari, comparaissant le premier, dit. qu'il n'avait jamais
cessé d'aimer sa femme. Le vieillard déclara à son tour qu'il s'était
pris d'une profonde affection pour sa nouvelle compagne. La femme
affirma, que son amour pour son premier mari avait constamment occupé
une grande place dans son cœur, où voisinait également une
infinie tendresse pour son second époux, si bon et si bienveillant.
Le souverain du Royaume des Morts, touché
de leurs explications, prit la décision suivante : pour que tous
trois pussent continuer à vivre ensemble, il les métamorphosa en
briques destinées au foyer des cuisines vietnamiennes, afin que
le même feu ardent continuât toujours à souffler sur eux. En même
temps, il décréta qu'ils constitueraient la trinité du foyer.
C'est pourquoi, aujourd'hui encore, dans
toutes les cuisines du Viêt-Nam, ces briques disposées en trépied,
ne sont qu'au nombre de trois ; et c'est aussi pourquoi, au 23e
jour du 12e mois, toute maîtresse de maison doit acheter trois chapeaux
emboités les uns dans les autres.
La lectrice et le lecteur connaissent sûrement la technique du
point de fuite utilisée pour dessiner en perspective. De façon
à peine métaphorique, les croyances et coutumes chinoises représentent
l'un de ces points à l'horizon du monde vietnamien. L'intérêt de
la partie suivante, empruntée au livre de Jacques Pimpaneau,
Chine - Mythes et dieux - , Arles, éd. Philippe Picquier,
1999, p.149, est de figurer cette perspective. Il en est ici comme
des fondements gréco-latins relativement au monde occidental.
 Patrick
Fermi
« le dieu du foyer
»
Zàojūn
灶君 est le nom chinois
de Táo Quân 竈君.
Il s'agit bien du même personnage et la différence observable dans
le premier caractère résulte du fait qu'il est figuré
sous sa forme simple
灶 et sous sa forme traditionnelle
竈. Les écrits vietnamiens utilisent
eux aussi l'une ou l'autre forme selon leur ancienneté et/ou l'écrivain.
La traduction littérale du chinois est souverain du fourneau
ou du foyer si l'on entend par ce dernier terme le lieu
du feu. Le caractère simple 灶
est explicite puisqu'il est formé de la réunion du feu
火 et de la terre
土. Le foyer entendu comme
famille ou maisonnée n'est qu'une extension métonymique.
Les habitudes des spécialistes ont conduit le plus souvent à traduire
par dieu lorsqu'il s'agit de la Chine et par génie
lorsqu'il s'agit du Việt Nam. Ainsi Jacques Pimpaneau,
célèbre sinologue auquel nous emprunterons quelques extraits, considère
Zàojūn comme le dieu du foyer. Cette question
de dieu ou de génie dans le monde asiatique est à notre avis quasiment
insoluble non seulement à cause des habitudes littéraires mais à
cause du fait que le dieu occidental est créateur, unique et transcendant.
Ce n'est pas spontanément le cas pour les dieux et génies asiatiques
et à moins de réussir à modifier nos propres représentations culturelles
l'univers mental et théologique auquel ils appartiennent ne nous
est pas directement accessible.
« Selon une version, cette
divinité était un jeune dieu séduisant dont les aventures amoureuses
avec des servantes de la Reine Mère d'Occident (Xīwángmǔ
- 西王母) avaient
provoqué la colère de celle-ci. Elle le dénonça à l'Empereur de
Jade, qui le condamna à être exilé sur terre. Il choisit alors de
devenir dieu du Foyer pour séjourner dans la cuisine et rester toujours
en compagnie des femmes. » [Pimpaneau
:149]
Cette perspective est manifestement sans
connexion avec les versions vietnamiennes précédentes mais il en
est une autre présentant de nombreuses analogies.
«
Un autre mythe, d'inspiration plus morale et convenant mieux
à la pensée confucianiste, faisait de lui un personnage humain qui
avait épousé une femme sage et vertueuse. Comme il dépensait tout
son argent au jeu, il dut finir par vendre son épouse comme concubine
d'un homme riche, en promettant de s'amender et de la racheter dès
qu'il le pourrait. En fait, il persista dans son vice et tomba dans
la mendicité. Un jour, il vint quêter chez son ancienne femme. Celle-ci
eut pitié de lui et le fit entrer dans la cuisine pour lui donner
à manger. Quand le nouveau mari survint inopinément, l'homme, affolé,
se cacha dans le foyer ; et lorsque le maître de maison donna l'ordre
à la servante de faire chauffer de l'eau pour son bain, il n'osa
pas signaler sa présence pour ne pas trahir sa femme. Celle-ci honora
sa mémoire en brûlant dès lors des baguettes d'encens tous les jours
devant le foyer, et son sacrifice lui valut d'être nommé dieu du
Foyer. » [Pimpaneau :150]
Dans une autre version, alors que l'épouse
fait la charité, elle reconnaît en un mendiant son premier mari
mais ce jour là, elle n'avait plus à donner. Le lendemain, elle
commence par le dernier mais l'ordre était inversé et de nouveau,
elle n'avait plus rien. Le troisième jour, elle ne trouva pas, ni
au début ni à la fin, pour la raison qu'il était mort de faim. «
Alors elle se suicida. L'Empereur de Jade, ému par ce couple,
les nomma tous les deux en charge des foyers. »
[Pimpaneau :151]
On retrouve ici le fait suicidaire, élément
quasiment invariable des versions vietnamiennes. Seulement esquissée
dans la seconde version chinoise présentée, la structure triangulaire
paraît propre dans son insistance aux versions vietnamiennes. Il
ne fait guère de doute qu'il existe une filiation entre versions
chinoises et versions vietnamiennes mais, comme c'est d'ailleurs
constamment le cas en d'autres exemples, le Việt Nam a assimilé
et accommodé ces influences à sa propre lisibilité du monde.
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