Document historiqueLe document que nous présentons ci-dessous doit d'abord être perçu dans sa dimension historique. Pour cette raison, nous n'avons rien changé à sa forme initiale : les noms, la présence ou l'absence d'accents, les particularités orthographiques ont été strictement conservés tels qu'ils apparaissaient dans le Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, en 1894, soit dans la Série 4, Tome 5, édité à Paris chez Masson et Cie. Ce texte est le compte-rendu de la Séance du 1er février 1894 de la dite Société. Nous l'avons fait suivre de quelques notes afin d'en faciliter la compréhension pour un lecteur d'aujourd'hui.  Patrick Fermi une cérémonie religieuse en an-nam. – le tÊt. Par M. Paul Denjoy Procureur de la République à Bac-Lieu* ( Cochinchine Française). Le douzième mois de l’année lunaire s’avance et déjà, Nguyên-Ngoc-Ly, chef de famille d'après les rites, s'apprête à célébrer dignement le Têt.
Pour ce premier jour de l'année qui va naître, la maison doit être parée de fleurs et de tentures. Les peintures murales sont remises à neuf. Sur les portes d'entrée, sur !es murs des vestibules, sur les colonnes de thac, de cam-lay et de go* qui ornent les salles principales, des affiches en papier rouge piquées de points d'or, sont soigneusement apposées et les enfants s'ingénient à déchiffrer les sentences du sage Kong-Phu-Tcheu*, pensées, conseils ou légendes dont la forme et les caractères constituent de véritables rébus.
Dans la salle de réception, l'autel des ancêtres est l'objet de soins spéciaux. Le fond qui est formé d'une grande boiserie peinte en rouge vif sur laquelle sa détache nettement, en relief le caractère chinois signifiant than*, génie, est reverni soigneusement.
Sur la table qui sert de base à l’autel les cierges rouges à fleurs multicolores découpées dans la cire vierge, les bâtons d’encens piqués dans les cendriers en cuivre, les brûle-parfums en bronze, garnis de santal, de mumm et d'encens, les plateaux de cuivre repoussé, chargés de bananes, d'oranges vertes, de minuscules mandarines, de goyaves sèches, de mangues, de mangoustans, de pamplemousses, de pastèques roses ou blanches et de tous les fruits qu'au marché voisin on a pu se procurer parmi les plus recherchés parce qu'ils viennent de Mongolie, les pêches, les poires, les raisins, les letchis, les kakis, s'alignent correctement autour des tables sacrées, faites en bois de trac, laquées rouges et or, sur lesquelles sont gravés en caractères dorés les noms des ancêtres vénérés.
Les grandes amphores en faïence disposées aux pieds des colonnes et le long des murailles, sont couronnées de superbes gerbes de fleurs tropicales parmi lesquelles dominent les lotus à pétales rosées.
Des tentures en gam, en soie brochée et en satin pailleté d'or ornent les panneaux et les portes.
Voici le grand jour ! ce matin au bruit des multiples fusées qui sont lancées devant toutes les portes, chaque annamite compte une année de plus - et l'enfant qui est né la veille du têt, aura deux ans le lendemain de sa naissance.
Chez NguyÊn-Ngoc-Ly, les portes grandes ouvertes, recouvertes de fleurs et d'emblèmes pieux, laissent pénétrer une foule de parents, en habits de fête, qui se rendent à la convocation du chef de famille avec le respect et dans le silence qui convient.
Des musiciens, loués à raison de cinquante sapèques de cuivre sont installés sous des auvents. Ils saluent les visiteurs au passage par des coups de tam-tam énergiquement donnés, sans interrompre leurs airs éternellement diésés, nasillards et monotones, dont le chant s'égrène lentement sur cinq notes sans cesse répétées.
Les tam-tam, les gong, les cymbales et les crécelles accompagnent dans une cadence exagérément marquée, les instruments de cuivre ou de bois aux sons stridents et. les violons monocordes en forme de pipes.
A ces musiciens annamites se joignent quelques jeunes Chinois qui taquinent des harpes mélancoliques et font pleurer des cithares en ponctuant d'exclamations rythmées et imitatives le chant plaintif de leurs instruments.
Enfin sur des timbres en cuivre, enserrés dans un cercle de bois, des cambodgiens modulent de gracieuses mélodies, entrecoupées de gammes sonores légèrement et vivement enlevées sur les notes de bois reliées entre elles par des cordes dont l'ensemble forme un véritable piano à deux octaves.
Cependant par groupes distincts s'avancent prétentieusement les parents invités. La soie, le crépon, le velours ornent leurs vêtements.
Les femmes, les poignets chargés de bracelets, et le cou gracieusement entouré de colliers en grains d'or ou d'ambre suivent nonchalamment, avec cette démarche lascive des orientales, traînant paresseusement leurs babouches brodées d'or ou d'argent, choisies trop petites pour que le talon paraisse, les bras longuement balancés à chaque pas, la tête haute et coiffée de ce savant casque de cheveux noirs soigneusement lissés qui, surmonté d'aiguilles et de perles, constitue toute la coiffure de la femme annamite.
Ly reçoit cérémonieusement ses parents qui le saluent avec un respect mêlé de vénération.
Il n'est plus en effet, en ce jour sacré, l'oncle, le cousin, le frère ou le père ; c'est le chef de famille, le détenteur des tablettes commémoratives, le grand prêtre qui dans un instant va évoquer les ancêtres, le génie même de la famille.
Sa maison est la demeure élue par les esprits des aïeux qui, dans ce moment solennel communient avec leurs descendants vivants, viennent consacrer l'idée grandiose de l'Immortelle Union Familiale.
Dans la grande salle des ancêtres, un repas a été servi. Sur une longue table dressée au pied de l'autel brillamment illuminé, de petites assiettes en faïence bleue sont symétriquement alignées, auprès des bâtonnets d'ivoire.
Au centre de la table, de nombreux plats sont chargés de victuailles: ailerons de requin, crevettes séchées, filets de crocodile, poissons de rizière pimentés, sauces de poissons salés ; vers palmistes, rondelles de citrouille à la graisse de porc et aux pistaches, pousses de pois germés, tranches d'ananas au sel, régime de bananes, letchis, kakis, mangues, gâteaux de riz colorés en rose, en vert et en jaune, citrons glacés, mandarines au sucre.
Enfin entouré d'une multitude de petites tasses remplies les unes de thé, les autres d'alcool de riz, se dressent un somptueux rôti, un porc de lait verni et laqué.
Les parents invités ont pris silencieusement place après s’être religieusement salués et tandis qu'au dehors les fusées éclatent retentissantes, le chef de famille, la tête couverte d'un turban noir huit fois enroulé, le buste serré dans une grande tunique de cérémonie, aux manches évasées qui retombent le long des hanches, s'avance majestueusement, les mains jointes, les deux index relevés, rigides, et s'agenouillant en face de l'autel, fait au génie de la famille, à l'âme des ancêtres les quatre laïs* réglementaires.
C'est un spectacle saisissant que de voir au milieu de cette étrange mise en scène, ce vieillard abaisser son front par quatre fois et par quatre fois toucher le sol.
Les saluts faits, Ly lève ses bras vers le ciel et à demi-voix, d'un ton ému, en scandant ses paroles par des coups de maillet portés sur le gong, fait des invocations prescrites :
« 0 vous, génie de notre illustre maison, la plus glorieuse des cent familles, et vous tous ses descendants vénérés, nobles aïeux que nous adorons parce que vous êtes les auteurs de notre existence, le principe même de notre vie et la gloire de notre maison, daignez écouter les prières de vos humbles enfants. Faites que la vertu et le bonheur règnent sur nous, comme le lotus fleurit dans l'étang des pagodes.
Attirez sur vos fils la protection des esprits bienfaisants; écartez de nous les ma-qui* et les gnômes qui engendrent la fièvre, le choléra, les querelles et la misère. - Enfin pour fêter l’année qui s'ouvre, daignez accepter le repas que vous offrent humblement ceux qui sont fiers d'appartenir à la noble famille des Nguyen. »
A ces mots, le vieillard s'approche des petites assiettes de faïence et distribue les aliments offerts, puis il apporte lui-même les petits bols de riz et verse en murmurant des paroles d'invitation et de déférente politesse, de l'eau-de-vie de riz et du thé parfumé de jasmin, dans chaque petite tasse.
Quand il a ainsi passé trois fois autour de la table, le vieillard s'avance près d'un grand brasero et y jette des feuilles de papier jaune recouvertes de plaques dorées et argentées.
C’est l'or et l'argent ou plutôt les barres d'or et d'argent que fictivement la famille vivante envoie à la famille morte, en priant celle-ci de lui faire, pendant l'année, des dons gracieux du même genre, pour que !a vie matérielle soit supportable.
Des effets d'habillements complets depuis les babouches jusqu'au turban, des lits de camps, des services à thé, des ameublements minuscules, enfin une maison en miniature ont été confectionnés en papier-carton et sont solennellement brûlés.
Les offrandes faites, la cérémonie est terminée. Les parents se départent brusquement du silence que leur imposaient les rites, se mettent joyeusement à table et font gentiment honneur au repas que les ancêtres ont béni et sont censés avoir spirituellement consacré.
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