Cet article est étroitement lié à celui intitulé
La notion de refoulement culturel.
Ce dernier en reprend certains éléments mais dans une orientation
spécifique. Dans notre esprit, cette notion est aussi imbriquée
avec celle de contre-transfert
culturel. Patrick Fermi
La notion de représentation culturelle
histoire(s)
Il est vraisemblable que la notion
de représentation culturelle ne saurait se comprendre sans faire
le détour par celle de représentation sociale. L'émergence manifeste
de cette dernière date de 1961 avec l'ouvrage de Serge Moscovici,
La psychanalyse, son image et son public,
[1] travail dans lequel, par une sorte
de clin d'œil, la psychanalyse porteuse d'un savoir
sur les représentations est l'objet même de la recherche. Bien
entendu l'existence du concept est bien antérieure mais il est
significatif que Moscovici intitula justement son premier chapitre
: La représentation sociale, un concept perdu. Il y rappelle
l'apparition de ce concept en sociologie avec Durkheim, en 1898,
qui distinguait notamment entre représentation individuelle et représentation
collective. L'un des problèmes dans l'appréhension et l'usage
de cette notion est « sa position "mixte", au carrefour
d'une série de concepts sociologiques et d'une série de
concepts psychologiques. » (1 :39) En effet, de la sociologie
à la psychologie sociale en passant par la psychologie cognitive
et la psychanalyse, le concept de représentation adjectivé de collective,
de sociale ou de mentale migre à travers des champs à la fois proches
et différents. Il en résulte une certaine confusion ou pour le moins
de la complexité.
Pratiquement à la même époque qu'Émile
Durkheim, Freud use de la notion de représentation, et il le fera
tout au long de son œuvre, mais dans des sens multiples. Il
distingue généralement entre trois sortes de représentations : la
première, die Vorstellung, renvoie à un processus et à un contenu
de pensée, la seconde, die Darstellung, ramène à la figuration,
à la mise en image ou en scène, enfin Vorstellungsrepräsentanz traduit
en français comme représentant-représentation ou représentation-délégation
désigne le phénomène de l'inscription de la pulsion dans le
psychisme. A ces formes distinctives il faut ajouter celles de représentation
de chose et représentation de mot [2].
Aujourd'hui, en psychologie sociale,
particulièrement autour des travaux de Denise Jodelet
[3] , la représentation sociale est considérée
comme présentant les caractéristiques suivantes :
-
« Elle est socialement élaborée
et partagée car se constitue à partir de nos expériences, mais
aussi des informations, savoirs, modèles de pensée que nous
recevons et transmettons par la tradition, l'éducation et
la communication sociale.
-
Elle a une visée pratique
d'organisation, de maîtrise de l'environnement (matériel,
social, idéel) et d'orientation des conduites et des communications.
-
Elle concourt à l'établissement
d'une vision de la réalité commune à un ensemble social
(groupe, classe, etc.) ou culturel. » [3c
: 22]
Dans cette perspective la représentation
sociale se définit par un contenu se rapportant à un objet et par
un sujet en rapport avec un autre sujet : toute représentation est
représentation de quelque chose et de quelqu'un. L'acte
de représentation est un acte de pensée. La représentation est le
représentant mental de quelque chose.
« La représentation sociale est avec son
objet dans un rapport de "symbolisation", elle en tient
lieu, et "d'interprétation", elle lui confère des
significations. » [3a : 43] A ce niveau
un rapprochement reste possible avec le concept analytique. La représentation
n'est pas un pur reflet du monde, elle est aussi construction.
Parallèlement, Freud distinguait entre trace mnésique et représentation.
La poursuite de la comparaison entre le concept inscrit dans la
psychanalyse et dans la psychologie sociale se heurterait cependant
à des différences difficiles à surmonter, notamment dans ses articulations
avec les notions de pulsion et d'inconscient. Nous avons dit
que Moscovici avait pris la psychanalyse comme objet de représentation
sociale mais nous pouvons nous interroger en boucle sur ce que la
psychanalyse peut dire de la représentation sociale.
... rendre supportable la détresse humaine
...
Le concept de représentation sociale et/ou
culturelle, aux sens actuels, est absent des écrits freudiens mais
nous savons qu'une place importante est faite à certains systèmes
de représentations collectifs liés à la socialité et à la culture.
Citons pour exemples les mythes, les contes, les conceptions du
monde, les croyances et les idées religieuses. C'est cet ensemble
là que nous définissons provisoirement comme représentations culturelles.
Ces représentations collectives remplissent
plusieurs fonctions. Dans L'Avenir d'une Illusion Freud
écrit :
« Ainsi se trouve créé un trésor de représentations
nées du besoin de rendre supportable la détresse humaine, édifié
avec le matériel fourni par les souvenirs de détresse de la propre
enfance et de celle du genre humain. Ce fonds protège l'homme
dans deux directions, contre les dangers de la nature et du destin
et contre les dommages de la société humaine. »
[4 a]
Nous retrouvons la même idée dans Malaise
dans la civilisation (Kultur en allemand) où, dans le fil de sa
réflexion sur le bonheur, introduite, il n'est pas inutile de
le rappeler, par l'analyse du "sentiment océanique"
communiqué par Romain Rolland, Freud écrit :
« ..(qu'il) suffira de redire que le
terme de civilisation désigne la totalité des œuvres et organisations
dont l'institution nous éloigne de l'état animal de nos
ancêtres et qui servent à deux fins : la protection de l'homme
contre la nature et la règlementation des relations des hommes entre
eux. » [4 b]
Un peu plus loin Freud synthétise ses réflexions
en pointant la fonction de défense contre l'angoisse que remplissent
ces représentations. Dans Les nouvelles conférences sur la psychanalyse
(1932) et notamment dans celle intitulée D'une conception de
l'univers apparaît une seconde fonction, celle de permettre
les réalisations de désirs et, sur le plan collectif, ces représentations
fournissent des repères identificatoires aux personnes d'un
même ensemble.
« J'estime donc qu'une vision du
monde est une construction intellectuelle qui résout de façon unitaire
tous les problèmes de notre existence à partir d'une hypothèse
subsumante... en croyant en elle, on peut se sentir en sécurité
dans la vie, savoir ce à quoi on doit aspirer, comment on peut,
de la manière la plus appropriée, assigner une place à ses affects
et à ses intérêts. » [4 c]
A ces fonctions correspondent
des effets que produit le travail psychique de la représentation
et que René Kaës [5] résume ainsi :
-
un effet d'objet, de présence. La représentation
vient marquer l'absence, le manque, le défaut de l'objet.
-
un effet de subjectivité introduit par le
refoulement ; effet lié au travail de censure comme dans le
rêve.
-
un effet de sens, ce que la représentation
représente pour le sujet.
Ces effets, il
nous semble qu'il revient à Winnicott le mérite d'en avoir
éclairé certains aspects. Lui aussi considère que l'une des
fonctions des arts, des religions et de la culture en général est
de rendre supportable la détresse humaine. Plus précisément, le
psychanalyste anglais considère dans la suite de ses travaux sur
les Objets et phénomènes transitionnels que :
« l'acceptation de la réalité est une
tâche toujours inachevée, qu'aucun être humain n'est affranchi
de l'effort que suscite la mise en rapport de la réalité intérieure
et de la réalité extérieure; enfin, que cette tension peut être
relâchée grâce à l'existence d'une zone intermédiaire d'expérience
qui n'est pas mise en question (les arts, la religion, les sciences
etc.) ».[6]
L'idée nouvelle est de penser la culture
dans le prolongement de l'espace transitionnel, c'est à
dire dans cette zone d'illusion nécessaire que chaque enfant
humain doit créer pour accéder à la capacité d'être seul. Ces
réflexions incitent à penser que tout travail sur les représentations
culturelles doit s'organiser autour d’une problématique
aux termes parfois opposés mais que nous jugeons fondamentale :
- élucider la part d'illusion et
soutenir contre la détresse -
Ces remarques et ces effets montrent que
la notion de représentation ne peut se réduire comme on l'entend
souvent à de simples projections de processus inconscients
[7]. La représentation engage le sujet dans
son histoire singulière mais pose aussi la question de l'étayage
des formations psychiques sur les formations sociales. Ce qui est
en effet pointé par Freud dans l'ensemble des textes cités est
l'idée que :
« le principe de plaisir qui détermine le
but de la vie, qui gouverne dès l'origine les opérations de
l'appareil psychique .. est irréalisable .. autrement que sous
forme de phénomène épisodique .. la souffrance nous menace de trois
côtés .. notre propre corps .. le monde extérieur .. les autres
êtres humains. » (4a : 20-21)
Il serait cependant vain de voir là l'origine
des états névrotiques, au contraire même la névrose individuelle
survient lorsque, pour différentes raisons, la civilisation et les
représentations collectives, qu'elle véhicule mais qui la constitue
aussi, ne suffisent pas à pallier au renoncement exigé par « l'échange
d'une part de possibilité de bonheur contre une part de sécurité »
[8]. Notons avec Freud et Róheim que cette
insuffisance se révèle plutôt d'ailleurs par un excès de culture.
Il va sans dire que l'importance des
représentations culturelles n'est guère perceptible dans la
situation où le psychanalyste et l'analysant partagent la même
culture car ils s'accommodent l'un et l'autre des mêmes
nécessaires illusions. Georges Devereux avaient déjà souligné ce
fait. La clinique des personnes migrantes et de celles qui en subissent
les effets devrait nous inciter à entendre les différences. Comment
les psychothérapeutes d'obédience psychanalytique pourraient-ils
se passer d'interroger cet étayage culturel alors même qu'ils
tiennent la parole, le discours, fait social et culturel par excellence,
comme fondamental ?
l'éventail des représentations culturelles
Les considérations précédentes, parce qu'elles
interrogent le concept, ses fonctions etc., sont relativement
abstraites et pourraient faire négliger la nature
de ces représentations. On peut momentanément s’entendre sur
le fait que la notion de représentation culturelle renvoie à une
représentation perceptive et/ou comportementale et/ou conceptuelle
partagée par la majorité des membres d’une société. Il en
existe le plus souvent des variations, tant dans les contenus
que dans les attitudes des individus à leurs égards. Peut-être,
conviendrait-il de parler de « paradigme de représentation »
si, comme en linguistique, on définissait paradigme par l'ensemble
des formes fléchies d'un mot (ici d'une représentation) pris
comme modèle (ex. déclinaison ou conjugaison). Il faut admettre
que lorsque nous parlons de telle ou telle représentation culturelle,
il s'agit en réalité d’une commodité d’expression. En
effet, ces représentations ne sont pas des entités indépendantes
ou isolées. Elles appartiennent à des réseaux, des systèmes et elles
sont en relations constantes et dynamiques les unes avec les autres.
Et chacun se les approprie d'une manière singulière du fait de son
tempérament, de son histoire, de son habitus etc.
Dans le même sens, les représentations
culturelles concernent n'importe quel secteur d'une vie humaine.
Si un patient évoque l’intervention d’invisibles, la
malveillance d’un sorcier ou son karma pour donner des causes
à ses troubles, si tel autre mentionne un dieu ou un grand ancêtre
pour expliquer la création du monde ou l’origine de l’humanité,
si tel autre encore se réfère à une recette culinaire ou une technique
d'essartage, il s’agit là de représentations culturelles.
Des pratiques les plus quotidiennes aux croyances religieuses en
passant par les théories scientifiques, les représentations culturelles
sont manifestées. Au-delà des contenus apparents, la représentation
d'un dieu créateur est équivalente à la théorie du Big-Bang pour
comprendre et donner un sens psychologique à l’origine de
l’univers, idée qui est elle-même une représentation.
Insistons donc encore sur le fait qu'une
représentation culturelle n’est pas nécessairement "
une chose purement mentale " au sens commun du terme, comme
les philosophies, les religions, les sciences. Elle concerne aussi
les pratiques, les manières de vivre, les techniques du corps pour
reprendre Marcel Mauss, les conceptions du temps et de l’espace,
les modes de relations et de communications interpersonnelles etc..
vers une clinique
Il est aisé de comprendre
que le sujet migrant, mais la clinique peut aussi désigner ses enfants
de la seconde génération, est en rupture voire en conflit avec ce
réservoir de représentations culturelles avec ce que cela implique
de souffrance, de désarroi, de pertes de repères et de sens. Il
faut ici préciser que cette rupture ou ces conflits avec, pour reprendre
Freud, ces trésors de représentations, sont plus ou moins évidents
et manifestes si ces systèmes de représentations possèdent des structures
différentes de celles de la culture d’accueil. Nous pensons
ici aux systèmes de parenté, aux conceptions de la maladie et de
l’infortune, aux conceptions religieuses, etc. Ces écarts
différentiels sont quasiment négligés dans les approches de soins,
ainsi peuvent rester inanalysées des composantes particulières que
l'analyste et l'analysant ne peuvent reconnaître dans leurs
expressions transférentielles et contre-transférentielles.
Ce que nous proposons est simple, c'est
d'introduire ou de réintroduire et de faire travailler les jeux
de représentations culturelles ; non seulement entre la culture
d'origine du consultant et celle de la culture d'accueil
mais avec d'autres encore. Ces dernières fonctionnent alors
comme tiers avec le bénéfice de rendre pensable, représentable un
espace transitionnel, intermédiaire permettant une élaboration psychique
pour les consultants et pour nous.
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