À propos du terme psychanalyse en chinois
Quelques préalablesL'intégration de mots nouveaux dans le lexique chinois pose des problèmes spécifiques liés aux caractéristiques de son écriture. Mon ambition étant ici limitée à présenter brièvement les manières avec lesquelles les Chinois conçoivent la traduction et l'écriture du terme psychanalyse, je ne peux entrer dans le détail de la construction des caractères, les sinogrammes, aussi m'en tiendrais-je au minimum permettant de comprendre les quelques paragraphes suivants. Pour l'essentiel, je renvoie les lecteurs un peu plus curieux à Les écritures vietnamiennes, page web dans laquelle une partie est consacrée aux sinogrammes et ceux qui seraient plus exigeants à un livre de Viviane Alleton, L'écriture chinoise [1]. Prenons un exemple simple et classique, celui de maman. En chinois, cela s'écrit 媽 et se prononce mā, écrit ici sous la forme romanisée appelée pinyin. À y regarder de plus près, ce caractère est formé par la réunion de deux caractères plus élémentaires, 女 + 馬.[2] Isolément, le premier se dit nǚ et signifie femme alors que le second se prononce mǎ et veut dire cheval. Maman est donc composé par une femme et un cheval. Pour en faire la lecture, il suffit de savoir que le 女 de 媽 est le composant sémantique et 馬, le composant phonétique : la femme que l’on prononce «ma» – un peu comme cheval - est une maman. Ainsi donc, les Chinois disposent de «graphes», chacun ayant un sens et un son, dont ils peuvent faire des compositions en jouant sur les différents éléments de chacun d'eux. Dans notre exemple de maman, 女 a gardé le sens (femme) mais a perdu le son (nǚ), 馬 a gardé le son (ma) mais a perdu le sens (cheval).[3] Ce sont des combinaisons de cette sorte -- notre exemple n'en est qu'une forme générale -- qui permettent d'intégrer un terme étranger, que ce dernier représente un nom propre, un nouvel objet, une nouvelle notion etc. Le nom de Freud ne présente qu'un intérêt sonore dans la mesure où il ne prétend pas renvoyer à un sens si ce n'est d'être le patronyme de l'inventeur de la psychanalyse. Aussi, pour un Chinois, la question de la traduction de "Freud", plus exactement la translittération [pop-up explicatif], va d'abord consister à lier entre eux des sons chinois afin d'entendre au mieux le signifiant sonore 'freud'' puis d'y associer des caractères aux composants phonétiques proches. Le premier problème rencontré résulte du fait que les langues ne possèdent pas toujours les mêmes phonèmes. Par exemple le "fr" n'a pas réellement son équivalent en chinois. Dans le cas de Freud, il semble que les Chinois sont généralement d'accord pour entendre quelque chose comme « fúluòyīdé » (transcrit ici directement en pinyin pour ne pas trop complexifier l'explication) or, les sinogrammes correspondants à cette suite de 'sons' peuvent être 弗洛伊德. Le second problème pour un lecteur est de savoir qu'il doit faire abstraction des significations de ces quatre caractères pour n'en conserver que leurs dimensions phonétiques. À vrai dire, ce n'est pas un problème très difficile car la force de l'usage finit par faire comprendre spontanément le sens porté par cet ensemble de caractères. En appliquant la même procédure à son prénom, Sigmund Freud devient ainsi 西格蒙德·弗洛伊德. D'une manière comparable, l'auditeur ou le lecteur connaissant au préalable le nom de la ville de Bordeaux comprend spontanément de quoi il s'agit sans passer par le sens de « (au) bord (de l') eau ». Et combien de personnes ne font pas spontanément le lien entre gendarme et « gen(s) d(')arme » ? « Je me suis appliqué à la langue chinoise et j'assure Votre Révérence que c'est une autre chose que le grec ou l'allemand (...) La langue parlée est sujette à tant d'équivoques que beaucoup de sons signifient plus de mille choses et parfois il n'y a d'autre différence entre l'une et l'autre que de prononcer le son avec la voix plus élevée ou plus basse en quatre espèces de tons. C'est pourquoi, parfois, quand ils parlent entre eux, ils écrivent pour faire comprendre ce qu'ils veulent dire, car les choses sont différentes par l'écriture l'une de l'autre. Quant aux caractères, c'est une chose à laquelle on ne peut croire si on ne l'a pas vu ou expérimenté comme je l'ai fait. Il y a autant de lettres que de paroles et de choses (...) Leur manière d'écrire est plutôt une manière de peindre et c'est pourquoi ils écrivent avec un pinceau comme nos peintres. Il en découle cette utilité que toutes les nations qui ont cette écriture peuvent se comprendre au moyen des lettres et des livres bien que leurs langues soient très différentes.» Extrait d'une lettre du Père jésuite Matteo Ricci (1552-1610), inspirateur du Grand Ricci ou Grand dictionnaire Ricci de la langue chinoise, 利氏漢法辭典, Lìshì Hàn-Fǎ cídiǎn. Le terme psychanalyseLa transcription que nous venons de décrire concernait uniquement l'élément sonore mais il est également possible de l'effectuer sur la base de l'élément sémantique. C'est ainsi que le terme de psychanalyse a été généralement "traité". L'écriture des mots nouveaux n'est pas toujours stable en chinois, ainsi on trouve psychanalyse comme 心理分析(xīnlǐ fēnxī - psychologie analyser) ou comme 精神分析(jīngshén fēnxī ) composé selon le modèle de 精神 (jīngshén : conscience, esprit, âme, moral / énergie), modèle que l'on retrouve dans la maladie mentale 精神病(jingshénbìng) et dans psychiatrie 精神病学(jīngshénbìngxué) ou 精神科(jīng shén kē). La psychologie est plutôt 心理 (xīnlǐ). On notera que les termes du choix de la base, 精神 ou 心理, n'est pas réellement neutre, l'un avec 神 (shén) est à la base de notions liées au religieux, au surnaturel ou pour le moins au monde spirituel (génie, dieux, temple, religion, sacré, âme) alors que le second 心 (xīn), radical du cœur, est à la base de notions liées à l'affectif, aux sentiments et aux émotions (joie, peine, douleur, confiance, tristesse etc.). Il est aussi l'esprit humain ordinaire. Le "Laplanche et Pontalis", classique Vocabulaire de la psychanalyse, a été traduit et publié à Taiwan sous la forme 精神分析辭彙 (jīngshén fēnxī cíhuì) et donc, comme le voit, sur le modèle 精神. C'est aussi le cas général des Japonais qui ont opté pour 精神分析 せいしんぶんせき- seishin bunseki) comme psychanalyse ou 精神科 comme psychiatrie et 心理学 comme psychologie. Les Vietnamiens, eux aussi originellement influencés par la culture chinoise, ont opté de traduire psychanalyse par phân tâm học, donc sur la même base que psychologie, tâm lý. Tâm est le cœur (écrit anciennement 心 avant que les Vietnamiens ne romanisent leur écriture). C'est en tout cas ainsi que traduit une autorité en la matière, Nguyễn Khắc Viện dans son livre de psychologie, Từ điển tâm lý. Cette double polarité n'est pas absente de notre terme psychologie qui se définit comme science de l'esprit mais conserve l'âme alors que des termes comme schizophrènie ou paranoïa ont été forgés avec des "manifestations de l'esprit" plus ordinaires. À notre connaissance, le travail le plus riche et le plus intéressant sur ce sujet est celui Rainier Lanselle, intitulé Les mots chinois de la psychanalyse. Cependant, on peut se questionner si précisément cet article n'est pas parfois trop intelligent. Par exemple, il écrit : « Ainsi lorsque « narcissisme » sera traduit par zilian 自恋, « amour » (lian) de « soi-même » (zi) : non seulement sont éliminés tous les signifiants qu’emporte avec lui le mythe de Narcisse, mais le narcissisme se met alors à voisiner avec le simple amour-propre (zi’ai 自爱)». (article cité p.19) ; cette remarque n'est pas contestable mais elle n'est que la vérité ... Elle suppose implicitement qu'il y a un risque à ce que les Chinois ne connotent pas zilian 自恋 autrement que comme l'amour de soi-même mais c'est négliger que les "psy" chinois sauront aussi (en plus) que zilian 自恋 est une notion psychanalytique et feront comme nous l'avons fait avec projection, perte d'objet et même ... Œdipe qui est devenu si "psychanalytique" que la plupart des hellénistes en sont toujours agacés. Cet article, comme d'ailleurs d'autres écrits de Rainier Lanselle -- Le sujet chinois dans la demande de la psychanalyse , Le sujet derrière la muraille ou encore Quelle place pour l’analyste dans la modernité chinoise ? -- est remarquable et incontournable pour qui s'intéresse à la relation psychanalyse - Chine. Il questionne l'ensemble des problèmes de traduction, translittération, transcription etc. et dessine les contours de l'ensemble des problèmes épistémologiques liés à ces questions. [voir bibliographie en bas de page] Quelques exemples significatifsAvec Freud et avec psychanalyse, nous venons d'entrevoir deux types différents de transcription, l'un à partir de l'élément sonore, l'autre à partir de l'élément sémantique mais il est fréquent que les Chinois utilisent les deux procédures pour une même notion. Le cas de la notion de libido est de ceux-là. On trouve en effet : 性欲 (xìngyù) - transcription par le sens - littéralement : sexuel + désir (vouloir), trad. habituelle : désir 性愿欲 (xìng yuàn yù) - autre transcription de sens - littéralement : sexuel + désir - aspiration - souhait + désir. 力必多 (lì bì duō) - transcription phonétique - littéralement : force, vigueur + certainement, falloir + nombreux, beaucoup.
À notre connaissance, seul le cas 1 se retrouve dans les dictionnaires communs. S'il en est ainsi, les cas 2 et 3 sont des créations. Comme le cas 1, le cas 2 est élaboré sur le sens mais il s'est renforcé par 愿, yuàn (traditionnellement 願) et présente la propriété d'être "neuf". Je ne sais pas si dans l'esprit d'un Chinois le lì de "lì bì duō" fait quelque écho par son sens de force et de vigueur à la notion de libido mais ce genre de construction est recherchée. Pour illustrer cela, je prendrai deux exemples explicites empruntés à Viviane Alleton. D'abord, le mot vitamine qui se dit et s'écrit wéitāmìng, 维他命 (traditionnel : 維他命) dont la traduction littérale est protéger sa vie, manifestant là l'ingéniosité et la créativité qui ont été nécessaires pour le transcrire ainsi, associant simultanément un sens et un son. Ensuite, le mot index composé de deux caractères, 引得, se prononçant yǐndé et dont la traduction directe peut être réussir à indiquer. Arrêtons-nous sur un exemple emblématique, celui d'Œdipe. Par le même procédé utilisé pour transcrire Freud, le héros grec devient 俄狄浦斯 et se prononce Édípǔsī ou bien, légère variante, 俄狄甫斯, qui se dit Édífǔsī. On notera comme le fait remarquer Rainier Lanselle « l’attraction habituelle de la lecture anglo-américaine, ici Œdipus» On aurait pu aussi inventer un nouvel héros chinois, Zhǒngjiǎo, en réunissant 肿脚, caractères que l'on pourrait comprendre comme Pied-enflé, retrouvant dans le détour le drame du roi de Thèbes. Patrick Fermi - début novembre 2008 suppléments oniriques caractère du rêve : un œil et sa paupière au-dessus de la lune. Pour la psychanalyse, le travail du rêve - condensation, déplacement, figuration - permet de jouer sur des mots, des images, des sons, etc. Dans le cas chinois, il est même possible de jouer sur l’écriture. La forme simplifiée est 梦. 1/ Un bélier devint roi En 1927, la Revue française de Psychanalyse, , publiait un article de George Soulié de Morant, intitulé Les rêves étudiés par les Chinois. Ce travail avait été demandé à l'auteur par Marie Bonaparte, figure historique de la psychanalyse. À cette époque Soulié de Morant était depuis longtemps reconnu comme un spécialiste de la Chine. Aujourd'hui, son nom est toujours associé à l'introduction de l'acuponcture en France, malheureusement, serait-on presque tenter de dire, car son travail en ce domaine fait écran à une œuvre conséquente sur la littérature, les arts, l'histoire etc. du Pays du Milieu. Soulié de Morant s'appuie sur ce savoir pour rédiger cet article, notamment sur un ouvrage ancien Mémoires du Coffret de Jade, 玉匣記 (玉匣记), Yùxiájì, dans lequel il emprunte des récits de rêves. Ajoutons encore que cette sélection vient d'être revisitée dans un article de Léo Dubal [4] et Yuan Xiaoxué, En chinois dans le rêve, paru dans la revue de psychanalyse Essaim. L'exemple ci-dessous illustre l'une des possibilités qu'offre l'écriture chinoise au travail du rêve. « Le vainqueur du bélier » « Alors que Pu Gong (alias Líu Bang) était encore gardien des rues de la bourgade de Péi, il rêva qu’il poursuivait un bélier et lui arrachait cornes et queue. On lui expliqua : yáng : bélier, dont on arrache les cornes et la queue, cela donne wáng : roi. En effet, après avoir défendu la bourgade de Péi, l’énergique Líu Bang devint duc de Péi, puis, en 202 avant notre ère, empereur sous le nom de Gaozu - 高祖, et fonda la dynastie des Hàn.» (Soulié de Morant - Dubal - Yuan)
actualisation : Liú Bāng : 劉邦 devint Pèi Gōng: 沛公 et empereur sous le nom de Gāozǔ : 高祖 | | - | | = | | yáng - bélier | Les éléments à soustraire, cornes - queue | wáng - roi |
高祖 Deux versions chinoises actuelles :
梦拔羊角兆-- mèng bá yáng jiǎo zhào -- Rêve-présage d'arracher les cornes du bélier version 1 : 沛公刘邦做亭长的时候,做梦追赶一只羊,他拨羊的角,羊角就掉了,拨羊的尾巴,尾巴就掉了.有人为他圆梦说:"羊去角去尾,乃是一个’’字."后来刘邦果然成了汉王,应了这个征兆.
version 2 : 沛公为亭长时,梦逐一羊,拔其角,角掉,拔其尾,尾落。解曰:羊去角尾乃王字也。后果为汉王,以应此兆也
2/ Une histoire de papillon Zhuāng Zhōu - 莊周 est aussi appelé Zhuāngzǐ - 莊子, d'autant plus que son œuvre est souvent nommée le Zhuangzi à la manière dont nous parlons du Robert ou du Larousse. La tradition française le connaît plutôt comme Tchouang-tseu. Ce penseur taoïste du IVe siècle av. J.-C. promeut le « non-agir » en réponse aux interrogations humaines mais ce non-agir n’est pas équivalent à ne rien faire ; il s’agit plutôt de ne pas contrevenir à l’harmonie naturelle du cours des choses. Quoi qu’il en soit, ce « non-agir » - 無 有- wú yǒu a même pris une dimension politique : jusqu’en 1911, il était inscrit au dessus du trône impérial dans la Cité interdite. Le texte suivant a été si commenté qu'il en est devenu est un des plus célèbres de la littérature chinoise. Comme une forme de conclusion, il se trouve à la fin du chapitre 2 généralement intitulé 齊物論, Discours sur l'identité des choses.[5] 昔者莊周夢為胡蝶,栩栩然胡蝶也,自喻適志與!不知周也。俄然覺,則蘧蘧然周也。不知周之夢為胡蝶與,胡蝶之夢為周與?周與胡蝶,則必有分矣。此之謂物化。 « Autrefois, moi, Zhuang Zhou, ait rêvé que j’étais papillon, un papillon heureux de voleter. Je ne savais pas que c’était moi. Soudainement, je m’éveillai, étant le véritable Zhou. Avais-je été Zhou rêvant qu’il fut papillon ou un papillon rêvant qu'il fut Zhou ? Mais entre Zhou et un papillon il doit bien avoir une différence Ainsi est la transformation des êtres. » Il faut avouer la diversité des traductions, prenant leurs aises avec le texte et parfois s'en éloignant librement au gré des idéologies philosophiques, mais empiriquementchacun perçoit pourtant de quoi il s'agit. Qui n'a jamais rêvé qu'il fut autre, voire lui-même à un autre âge de la vie, et au réveil n'a jamais connu un instant d'incertitude sur les frontières de la réalité ? |