[ version initiale sur le site de l'AAFV : Association d'Amitié Franco-Vietnamienne.]


Un livre des moines bouddhistes
dans le Vietnam d'autrefois


L’école de l’esprit ( Thiền Tông )


Philippe Langlet et Dominique de Miscault




Présentation par Patrick Fermi

Pour qui s’intéresse au bouddhisme et plus généralement à la littérature vietnamienne, Un livre des moines bouddhistes dans le Việt Nam d’autrefois, sous-titré L’école de L’esprit (Thiền Tông) aux Xe-XIIe siècles, est un ouvrage incontournable. C’est un travail magnifique tant du point de vue du contenu que du livre en lui-même. Mosaïque de langues, d’écritures – chinoise, vietnamienne, française – et de compositions graphiques en parfaite harmonie avec les textes, ce travail est marqué par l’érudition et la passion de Philippe Langlet [1] et de Dominique de Miscault. Mais on sait aussi que l’ombre chaleureuse de Quách Thanh Tâm, décédée le 18 juillet 2003, a participé à cet ouvrage.

La base en est un document des plus anciens de la littérature vietnamienne, écrit en chinois classique, Anthologie du Jardin des Méditations, Thiền Uyển Tập Anh,
禪苑集英. Bien entendu, les auteurs ont aussi étayé leurs recherches sur de nombreux travaux relatifs à ces thèmes tel le Thơ vǎn Lý Trần, 詩文李陳, anthologie de textes datant des dynasties Lý et Trần. Les quatre siècles couverts par ces deux dynasties (~1000 – 1400) forment une période singulière dans l’histoire du Việt Nam. Après 1000 ans de domination chinoise, le pays reconquiert son indépendance, devient un état centralisé et affirme son identité culturelle ; la capitale est transférée à Thǎng Long 昇龍, aujourd’hui Hà Nội, on y bâtit alors le fameux temple de la littérature Văn Miếu 文廟 et quelques décennies plus tard, ce que l’on peut considérer comme sa première université, Quốc Tử Giám 國子監. Dans ce contexte largement influencé par la doctrine confucéenne, le bouddhisme tiendra pourtant pendant quelques centaines d’années une place prépondérante. Philippe Langlet consacre une seconde partie de l’ouvrage aux débuts du bouddhisme en Chine et au Việt Nam, partie dans laquelle le lecteur pourra mieux comprendre la situation particulière de l’École de l’Esprit, Thiền Tông, 禪宗. Il faut insister pour dire que la présentation des textes et des compositions graphiques qui les accompagnent peut se suffire à elle-même. Je suis même tenté de dire qu’il faut d’abord flâner dans ces textes quasiment millénaires et s’y laisser égarer.

Le thiền, à l’image du zen japonais, est la forme vietnamienne du chán chinois dont le nom lui-même vient du sanskrit dhyāna ( ध्यान ), terme le plus souvent traduit par méditation et/ou contemplation mentale. Ce courant bouddhiste, dont on dit que Bodhidharma en fut le patriarche en Chine au Ve siècle, met l’accent sur l’illumination intérieure, écartant même les velléités intellectuelles au profit d’une forme d’insight. D’ailleurs, Bodhidharma lui-même définissait le chán comme le « sans-écrit », « 不立文字 » (ne pas établir d’écriture). Le paradoxe, et cela les textes de ce livre le font bien ressentir, c’est qu’il faut bien parfois « quelques écrits » pour aller au-delà des mots. C’est cela qui explique en partie que ces textes frôlent et souvent se dissolvent dans de la poésie.

Il faut dire aussi que le Vide traverse ces textes anciens comme l’illustrent bien les compositions graphiques de Dominique de Miscault. Ce Vide dont on sait qu’il est une composante fondamentale de la pensée chinoise. La notion de Vide n’y est pas exclusive mais elle y prend une place singulière. Pour en donner une illustration manifeste, qu’on nous permette un détour par le taoïsme. Dans le chapitre 11 du livre attribué à Lao Tseu, La voie et sa vertu,
道德經, respectivement Lão Tử et Đạo Đức Kinh en vietnamien, il est écrit :

« L’argile est employée à façonner des vases »
« Mais c’est du vide interne »
« Que dépend leur usage »

埏埴以為器當其無有器之用. (trad. F Houang, P. Leyris)
[2]

Elle est là, nous semble-t-il, la singularité de ce Vide des pensées asiatiques, un Vide qui donne Vie au cosmos autant qu’aux œuvres humaines, peintures, jardins, calligraphies et de façon plus abstraite aux représentations du monde. Ce Vide, potentialité de création, on peut en trouver un écho atténué dans la Bible. Atténué car il n’y est qu’un espace initial vite comblé par la Création, même si on y retrouve les termes du taoïsme et du bouddhisme thiền. On sait le début du Livre :

1 Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre.

2 La terre était informe et vide […] (Genèse 1)

- une version vietnamienne :

1 Ban đầu Đức Chúa Trời dựng nên trời đất.

2 Vả, đất là vô hình và trống không […] (Saùng-theá Kyù 1)

La notion de Vide n’est pas seulement complexe sur le plan philosophique, elle l’est dans la manière de la traduire mais c’est aussi le cas pour d’autres notions récurrentes dans ces textes. Les auteurs eux-mêmes préviennent de ces difficultés : « L’idéal aurait peut-être été de traduire en vers octosyllabiques, mais la marge d’adaptation en aurait été encore élargie. Par exemple, la recherche d’une expression simple se heurte à la différence des conceptions entre nos civilisations. Ce peut être très important, comme le choix inévitable pour traduire les caractères thân (le corps ou la personne), tâm (le cœur ou l’esprit), không (le vide ou le mystère éternel ?), vô (néant ou latent ?), thần (esprit, dieu, génie, âme ?).. »

La traduction de l’écriture chinoise est périlleuse par nature. Il suffit de comparer les diverses traductions des ouvrages les plus connus pour en avoir une idée. Il existe un moyen infaillible de se perdre dans les dictionnaires comme on se perd en forêt, des mots cités plus haut, il suffit de rechercher
pour en faire l’expérience. Le champ sémantique du seul không s’étend des formes de négations usuelles, ne... pas, non, sans au vide et au néant en passant par l’air et le zéro. Ce serait presque limité si le champ de vô, (wú en chinois et traditionnellement ), ne recouvrait pas en partie celui de không. Bref, on peut ainsi prendre conscience du travail qu’il a fallu aux auteurs, même si manifestement la passion fut une complice.

Choisir une stance pour en offrir un aperçu ne fut pas pour moi une chose facile. L’état d’esprit est aussi impermanent qu’un ciel nuageux animé par le vent et selon les moments, des 56 stances et images qui composent Un livre des moines bouddhistes dans le Việt Nam d’autrefois, certaines « parleront » plus que d’autres. Ainsi, chacun pourra y trouver au jour le jour quelques signes et pensées qui le feront rêver.

Un livre des moines bouddhistes dans le Việt Nam d’autrefois - philippe Langlet - Dominique de Miscault

作 有 塵 沙 有 Có thì có tự mảy may,
為 空 一 切 空 Không thì cả thế gian này cũng không,
有 空 如 水 月 Vừng trăng vằng vặc in sông,
勿 著 有 空 空 Chắc chi có có, không không mơ màng.


Existence. Le moindre grain de poussière existe,

Vide. Tout est vide.

Existence et vide, c’est comme la lune dans l’eau,

Ne vous attachez pas à l’existence ni à l’idée du vide.

Une troisième partie est réservée aux biographies des moines extraites précisément du Thiền Uyển Tập Anh. On y apprendra ainsi que la vie de l’auteur du texte précédent, Từ Lộ Đạo Hạnh 道行, fut pleine de prodiges. Sa réincarnation en 1128 sous l’enveloppe du roi Lý Thần Tông est l’une d’elles. Si vous n’aviez pas la curiosité d’aller vagabonder dans ce livre, la faute m’en incomberait.

 Patrick Fermi – novembre 2008

Couverture Un livre des moines bouddhistes du Vietnam

Langlet Philippe, Miscault (de) Dominique, Un livre des moines bouddhistes dans le Việt Nam d’autrefois. L’École de l’Esprit aux X-XIIe siècles. Paris, Aquilon, 2005

56 stances traduites du Thiền uyển tập anh, avec leurs textes originaux en chinois et leurs traductions en français et en vietnamien par Viện Văn Học, Hà Nội. Dominique de Miscault est la créatrice des 56 expressions graphiques.


Notes

[1] On pourra aussi consulter sur le web : Modernité et proximité du Bouddhisme des moines lettrés vietnamiens sous les premières dynasties (Xe – XIIIe siècles), de Philippe Langlet, à l’adresse :
http://chimviet.free.fr/28/modernite_bouddhisme.pdf

[2] Dans Lao-tzeu, La Voie et sa vertu, Paris, éd. Du Seuil, 1979. La traduction de Stanislas Julien, une des plus anciennes (1842) et au plus près du chinois, propose : « On pétrit de la terre glaise pour faire des vases / C'est de son vide que dépend l'usage des vases. »


 

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©  - Fermi Patrick - 17 septembre 1998.space05/09/09