Paru dans Luknos, revue de Connaissance Hellénique

Un helléniste singulier :

Georges Devereux

Patrick Fermi

Une couverture de la revue Connaissance hellénique

 

Un helléniste singulier : Georges Devereux

La vie de Georges Devereux peut être comparée à une mosaïque. Il résida dans plusieurs pays, eut plusieurs métiers ou, pour le dire autrement, son intelligence s’exerça dans de nombreuses disciplines. Il eut aussi de nombreuses passions : la musique, le tabac, la poésie et, dit-on, les femmes. Son engouement pour les classiques grecs occupa la dernière partie de son existence.

Une vie singulière … et plurielle

Georges Devereux naquit en Hongrie, plus précisément à Lugoj, le 13 septembre 1908. Lugoj est aujourd'hui le nom d'une petite ville de Roumanie, au bord de la rivière Timis, au pied des Carpates méridionales mais en 1908, Lugoj s'appelait Lugós et appartenait à la Hongrie. Georges Devereux fut donc hongrois jusqu'au Traité de Trianon (1920) lequel, sanctionnant la défaite de 1918, stipulait qu’une partie du territoire devait être cédé à la Roumanie.

A l’époque, Georges Devereux se nommait György Dobó. Il avait donc une dizaine d'années lorsqu'il changea de pays et de langue. Ce n'est cependant pas cet évènement historique qui modifia son patronyme, il n'eut d'incidence que sur son prénom qui devint Gheorghe. Avant même la division de la Hongrie, Devereux grandit dans une sorte de clivage familial. Sa mère, Margareta Deutsch , était germanophone et germanophile alors que son père, Eugen, avocat, socialiste, était francophone et francophile.

Il n’est certainement pas anodin de savoir qu’un tel environnement eut pour effet de faire de Georges Devereux un polyglotte précoce. Le fait n’avait rien d’exceptionnel, surtout pour la bourgeoisie intellectuelle juive de la Mittleuropa[1]. Ici, commence toute une série de questions qui ont fait couler beaucoup d’encre après le décès de Devereux. Ce dernier n’a en effet jamais annoncé ni revendiqué une quelconque judéité familiale. Certains y ont vu une forme de reniement, opinion étayée notamment par le fait qu’en 1932 ou 33 Gheorghe Dobó se fit baptiser et prit le nom de Georges Devereux. Les psychanalystes verront avec malice que evreu (hébreu) signifie juif en roumain.

Le petit Gyuri, tel était son nom familier, ambitionnait une carrière de pianiste virtuose mais ce rêve fut interrompu « à cause d'une blessure lui ayant endommagé pour toujours un tendon de la main .. »[2]. Ce fut donc pour étudier la physique que Devereux vint en France en 1926, formation qu’il interrompit assez vite pour apprendre le malais à l'école des langues orientales et suivre les cours de Marcel Mauss et de Lucien Lévy-Bruhl à l'Institut d'ethnologie.

De l’ethnologie à la psychanalyse

Une bourse de la Fondation Rockefeller lui permit de partir en Arizona chez les Indiens hopi, chez les Mohaves au Colorado et surtout pendant 18 mois chez les Sedang[3] dans les hauts plateaux du Centre Viêt Nam. Quelques années plus tard, en 1938, Devereux a 30 ans, depuis 3 ans il est citoyen américain et a soutenu son doctorat (Ph.D.) sous la direction de Kroeber, celui qui en 1920 s’était déjà élevé contre les vues de Freud soutenues dans Totem et tabou. Devereux avait particulièrement travaillé sur la psychiatrie mohave, c'est-à-dire sur les conceptions mêmes des autochtones relatives à la maladie mentale. C’est ce travail et ses développements ultérieurs qui donneront naissance à une nouvelle discipline, l’ethnopsychiatrie. Il semble que ce soit le psychiatre haïtien, Louis Mars, qui fut l’inventeur du mot mais c’est bien Devereux qui donna à la discipline sa méthodologie, ses concepts et son cadre épistémologique.

Bien plus tard, au début des années 60, les interventions de Fernand Braudel, Claude Lévi-Strauss et Roger Bastide ramènent Devereux en France, en créant pour lui une chaire d'ethnopsychiatrie à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes. Entre temps, impressionné par la lecture de l’ethnologue et psychanalyste Géza Róheim et par ce qu’il découvrit dans l’ethnopsychiatrie mohave, Devereux se tourna vers la psychanalyse, entreprit une formation et exerça même quelques temps aux Etats-Unis. Il dira lui-même : « J'ai lu Róheim quand j'étais dans la jungle indochinoise ... je me suis demandé s'il était fou ... à mon retour j'ai tout lu sauf Freud ...  ce qui m'a réellement convaincu ce sont en 38 mes travaux sur la psychiatrie mohave ... je me suis dit « mais c'est du pur Freud qu'ils me prêchent là. » ... je me suis alors converti à Freud. »[4].

Cette association de l’ethnologie, de l’ethnopsychiatrie et de la psychanalyse va créer un nouveau champ de recherche, l’ethnopsychanalyse, champ que pour une grande partie Devereux va appliquer aux textes anciens grecs.

« J'ai appris seul l'alphabet grec, à l'âge de 55 ans. »

Cet intérêt pour la culture grecque ne fut pas cependant soudain. Déjà en 1953, pour la revue American Anthropologist, Devereux avait commenté le livre de Dodds, The Greeks and the Irrational.[5] Devereux ne s’arrêta bien sûr pas à l’alphabet et ce fut précisément Dodds qui; quelques quinze années plus tard, l'invitait à enseigner au All Souls College d’Oxford. C’est aussi là que Devereux rencontra un autre professeur d'Oxford, W.G. Forrest, avec lequel il écrira Cléomène le roi fou, Etude d'histoire ethnopsychanalytique.

Pendant une vingtaine d’années Devereux publiera plusieurs dizaines d’articles sur des sujets les plus variés. Il serait arbitraire d’en choisir quelques uns et fastidieux de tous les mentionner, aussi renvoyons-nous les lecteurs à la bibliographie spécialisée qui suit cet article. Nous avons la chance en français de pouvoir lire la plupart d’entre eux car ils sont réunis aujourd’hui en quatre livres. Ce sont : Tragédie et poésie grecques, Femme et mythe, Baubo, la vulve mythique et Cléomène le roi fou que nous avons déjà mentionné.

Il n’est guère de dieux et de déesses échappant à une analyse particulière. Il en est de même pour les auteurs classiques. Bien entendu la singularité de ces analyses est d’être focalisée sur de thèmes situés au carrefour de l’ethnologie et de la psychanalyse. Ainsi vous pourrez y rencontrer entre autres chose, les naissances d’Aphrodite ou d’Athéna Tritogéneia, les grossesses de Kronos et de Zeus, la narration des rêves chez Eschyle, l’inconscient dans Les Trachiniennes de Sophocle. Tobie Nathan, aujourd’hui bien connu pour sa pratique ethnopsychiatrique et qui fut l’un des élèves de Devereux, peut-être même son fils spirituel si un différend ne les avait séparé, raconte ainsi sa première rencontre  : « Mes pas me guidèrent jusqu'à une salle du Collège de France où se tenait un séminaire totalement saturé de fumée de tabac. Le contact fut rude. J'ai écouté douze heures durant Georges Devereux commenter quatre vers de l'Agamemnon d'Eschyle. »[6]

 

La thérapie de Déméter

Il nous semble que c’est dans l’ouvrage Baubo la vulve mythique que Devereux exerce le plus manifestement la profondeur et l’originalité de son esprit. Ses compétences psychanalytiques s’y réunissent avec ses connaissances helléniques avec le plus d’intérêt. Pour comprendre son analyse il faut au préalable se rappeler des circonstances conduisant au fameux geste de Baubo.

La douleur déchirante de Déméter après le rapt de sa fille Perséphone par Hadès le seigneur des morts, « ..s'empara de son cœur; de ses mains elle arracha ses deux bandeaux sur sa chevelure divine, jeta sur ses épaules un voile sombre...Dès lors, pendant neuf jours, la noble Déo ne cessa de parcourir la terre...elle ne goûta point à l'ambroisie ni aux doux breuvage de nectar, et ne plongea pas son corps dans un bain... »[7]. Même après avoir été recueillie par les filles de Célos qui cherchent une nourrice pour un tout jeune frère, Déméter « ...pendant longtemps resta sur le siège, muette de douleur, sans s'occuper de personne en paroles ni en actes. Sans sourire, sans prendre de nourriture ni de boisson, elle restait assise et se consumait en regrets de la perte de sa fille. ». Pour n’importe quel praticien le tableau clinique d’une dépression sévère, voire mélancolique, est complet : après l'errance désordonnée, l'insomnie, l'anorexie, viennent le désinvestissement de son corps, l'immobilité, le mutisme, la perte des relations et la douleur morale. L'humeur favorable reviendra lorsque Iambé ( Ἰάμβη ) « à force de saillies et de railleries »[8] amena la déesse à sourire, à rire, à manger.

Tout au long de ce livre, la démarche de Devereux va s’organiser autour de cette exhibition de Iambé, exhibition exprimée d’après lui de manière pudibonde. Il n’est pas le seul, Jean Humbert, dans sa traduction des Hymnes, remarquait dans une note de bas de page : « Ces mots « saillies » et « railleries » voilent sous un euphémisme une mimique d’une simplicité très crue : (et il nous propose des références) pour se faire une idée de l’étrange « danse du ventre » qui déride Déméter. »[9] Devereux est plus direct encore considérant qu’il s’agit d’une exhibition de la vulve. Pour le démontrer, il analyse, souvent mot à mot, un certain nombre de textes puisant pour ce faire chez Apollodore, Hérodote, Plutarque ou dans la tradition orphique qui est plus explicite[10] : « Baubo (Iambé) retrousse sa jupe (peplos) pour montrer de son corps tout ce qu'il y a d'obscène : l’enfant Iakchos, qui était là, riait et agitait avec sa main sous le sein (kolpos) de Baubo ; la déesse alors soutit, sourit dans son cœur (thymoi) ; elle accepta la coupe aux reflets bigarrés où se trouvait le kykeon. ». Cette scène a une valeur de consolation car elle évoque à Déméter la naissance d’un enfant, représentation en miroir de la disparition et renaissance annuelles de Perséphone.

Ce mythe associe de manière manifeste la manie, la mélancolie et la problématique de la perte. On y entrevoit des éléments qui seront ultérieurement systématisés dans la pensée psychiatrique et notamment dans le travail de deuil que Freud rapprochera de la mélancolie. Il n’est pas dans notre intention de faire un compte-rendu de Baubo la vulve mythique. Notre ambition se limite à présenter aux lecteurs le type de démarche conduite par Devereux. Derrière l’helléniste s’attachant à une étude philologique sur Iakchos, apparaissent l’ethnologue et le psychanalyste. Le premier va collecter chez les Mohaves, au Japon, chez Magritte, dans les représentations sculpturales etc. des faits ayant trait à l’exhibition de la vulve pour les comparer à la mythologie grecque. Le psychanalyste y trouvera matière à sonder l’intimité de la sexualité féminine et à témoigner du pouvoir créateur de la vulve, pouvoir éclipsé par l’importance aujourd’hui accordée au phallus.

Retour chez les Mohaves

Notre époque n’apprécie guère ceux qui cheminent hors des sentiers battus et Devereux en souffrit. Comme Simone Valantin le résume si bien : « Même si la discipline qu'il "promeut" est souvent citée, Devereux est pour les psychanalystes contemporains quasi ignoré et pour les anthropologues perçu comme illisible. Certains commentateurs ne manquent pas de noter le peu d'écho qu'il reçoit auprès des spécialistes historiens ou mythologues. » [11]

Effectivement, Georges Devereux n’a pas laissé d’école ou de disciples. L’approche ethnopsychanalytique est pourtant revendiquée, çà et là, sous des acceptions fort diverses et paradoxe des temps, l’un de ses livres les méconnus, De l’angoisse à la méthode [12], commence à recevoir une certaine audience chez les étudiants et chercheurs en sciences humaines. Essai sur l’épistémologie, cet ouvrage développe l’idée de l’importance de la place de l’observateur comme variable fondamentale dans les dispositifs et les discours scientifiques. Il va à l’encontre de la froideur méthodologique qui se déguise souvent en science et qui, nous le croyons, méconnaît justement ses racines grecques. C’est en tout cas après les avoir retrouvées que Georges Devereux, décédé le 28 mai 1985, a eu selon sa volonté ses cendres dispersées au cimetière mohave de Parker, au Colorado.
Il n’est pas anodin de savoir que son livre Ethnopsychiatrie des Indiens mohaves est dédié à Eric Robertson Dodds, avec cette citation en grec extraite de l’Hérakles d’Euripide (vers 1425 et 1426) :

ὅστις δὲ πλου̂τον ἢ σθένος μα̂λλον φίλων
ἀγαθω
̂ν πεπα̂σθαι βούλεται, κακω̂ς φρονει̂.

(Traduction possible) « Celui qui préfère la richesse ou le pouvoir à des amis sûrs n'a pas de bon sens. »

Patrick Fermi, Psychologue clinicien, Diplômé en ethnologie
Chargé d’enseignement à l’Université de Bordeaux 2 (Psychologie interculturelle)
Président de l’Association Géza Róheim - http://www.ethnopsychanalyse.org

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Bibliographie

Devereux Georges

[Ouvrages principaux ]

Essais d’ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 3e éd. 1977

Ethnopsychanalyse complémentariste. Paris, Flammarion, 1972

De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement. Paris, Flammarion, 1980

[Ouvrages liés à la Grèce ]

Femme et mythe, Paris, Flammarion, 1982

Tragédie et poésie grecques, Paris, Flammarion, 1975

Cléomène le roi fou, Paris, Aubier, 1995

Baubo la vulve mythique, Paris, Jean-Cyrille Godefroy, 1983

[Articles divers (extraits)]

1964 - . The Enetian Horses of Hippolytus, (Euripides, Hippolytos, 231, 1131), Bruxelles : L’Antiquité Classique, 33 fasc.2, : pp. 375-383

1964 - Koinikopolitikes Leitourgies tou Oidipoudeiou Mythou, Epoches. 17, 7 p

1965 - La psychanalyse et l’Histoire : Une application à l’histoire de Sparte, Paris, Armand Colin, Annales Économies, Sociétés, Civilisations, 20(1) : pp.18-44

1965 - Homer’s Wild She-Mules, The Journal of Hellenic Studies. 85, pp. 29-32.

1968 - L’État dépressif et le rêve de Ménélas (Eschyle, Agamemnon, 410-419), Revue des Études Grecques, Vol.81, Nos. 386-388 : pp. XII-XV

1972 - The Self-Blinding of Oidipous in Sophokles : Oidipous Tyrannos, The Journal of Hellenistic Studies, XCIII, pp.36-49

1975 - Les chevaux anthropophages dans les mythes grecs, Paris, Les Belles Lettres, Revue des Études Grecques. 88. Nos. 419-423, pp. 203-205

1983 - La crise initiatique du chaman chez Platon (Phèdre 244 d-e), Psychiatrie française, 6, pp. 33-35


Baubo sur un sanglier ( tardif ? Italie)

Baubo – terre cuite de Priene -

 

Notes

[1] Ce mot allemand n’est guère traduisible car au-delà de l’aspect géographique, « milieu de l’Europe », il renvoie à un ensemble géoculturel défini par les créations littéraires, artistiques et plus généralement intellectuelles.

[2] Elisabeth Burgos, Georges Devereux, Mohave, dans Le Coq Héron, n°109, 1988

[3] Le Việt Nam, écrit ici tel que le font les Vietnamiens, conformément à leur langue monosyllabique et tonale, comprend en réalité 54 ethnies dont les Việt ou Kinh qui ont donné le nom au pays. Sedang est l’un de ces ethnonymes. On trouve souvent, et malheureusement quelquefois dans des articles spécialisés, l’expression les Moï Sedang. Moï vient du mot vietnamien mọi, signifiant sauvage et comparable à notre barbare. Sedang est ce que les ethnologues nomment parfois un autonyme.

[4] Dans l’émission de France-Culture, Une vie, une œuvre : "Georges Devereux", de D.Kolnikoff., Réal. P.Rayet

[5] En français : Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, Paris, Coll. Champs Flammarion, 1977. Par association nous ne pouvons résister à mentionner l’extraordinaire ouvrage d'André Bernand,  Sorciers grecs, Fayard, Coll. Pluriel, H n°8762, 1991

[6] Emission de France Culture déjà citée

[7] Homère, Hymnes, Paris, Les Belles Lettres, 1976 : page 42

[8]Les vers 200-205 originaux sont :

ἀλλ' ἀγέλαστος, ἄπαστος ἐδητύος ἠδὲ ποτῆτος // ἧστο πόθῳ μινύθουσα βαθυζώνοιο θυγατρός, // πρίν γ' ὅτε δὴ χλεύῃς μιν Ἰάμβη κέδν' εἰδυῖα // πολλὰ παρασκώπτουσ' ἐτρέψατο πότνιαν ἁγνήν, // μειδῆσαι γελάσαι τε καὶ ἵλαον σχεῖν θυμόν : // ἣ δή οἱ καὶ ἔπειτα μεθύστερον εὔαδεν ὀργαῖς

[9] Voir note précédente

[10] Klémentos d’Alexandrie, Protréptique, 2-21-1

[11] Valantin Simone, La chambre froide. Note sur Georges Devereux, Revue Française de Psychanalyse, LVII, 3, 1993, 956-964

[12] De l’angoisse à la méthode, Paris, Flammarion, coll. Nouvelle Bibliothèque Scientifique, 1980 – L’original en anglais est de 1967

 

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