pourquoi de la médiation plutôt que de la traduction ?
La barrière de la langue est l'obstacle le plus manifeste dans la communication avec des personnes migrantes ou d’origine étrangère. Habituellement, la personne qualifiée pour résoudre ce problème est appelée interprète ou traducteur. L'objectif fondamental de cette fonction est de permettre le plus fidèlement possible la transmission des informations. Si les langues n'étaient que des ensembles lexicaux, il suffirait de faire correspondre à chacun des mots d'une langue son équivalent dans une autre. C'est ce que font les dictionnaires spécialisés. La réalité est plus complexe. Une langue, c'est aussi un ensemble structuré par des principes, des règles, des configurations particulières, des usages inscrits dans son histoire, une manière de percevoir le monde etc. Nous n'entrerons pas ici dans les débats techniques sur les problèmes de la traduction qui sont complexes et passionnants, débats dont on ne saurait se passer mais que nous laissons provisoirement aux divers spécialistes de la linguistique. Nous voudrions plus simplement ici attirer l'attention sur quelques singularités.
Premier constat. Nos interventions ne s'exercent pas seulement dans la transmission d'informations. Elles ont aussi pour vocation de permettre et d'établir une relation particulière vectrice de valeurs, d'émotions, de sentiments et de pensées. Un point essentiel se rattache à ce premier constat, il s'agit de notre référence de principe et d'expérience à la psychanalyse qui nous rend attentifs aux modalités du discours, à ses significations latentes, aux défenses psychiques, aux fantasmes ou pour le dire brièvement, à toutes les dimensions inconscientes. Généralement, les traductions visent à restituer la cohérence du discours et pour ce faire elles "corrigent" le discours initial de ses hésitations, de ses "erreurs", de ses troubles etc. Bref, les traductions négligent ou suppriment un ensemble de signes, d'indices, de symptômes tels les lapsus, les ratées verbales, les troubles de l'expression, éléments dont on sait depuis la naissance de la psychanalyse qu'ils sont révélateurs du fonctionnement psychique et de ses avatars. Nous nous plaçons donc dans une attente différente dans la mesure où nous sommes aussi attentifs aux fluctuations du discours les présupposant révélatrices de mouvements psychiques en partie inconnus du sujet lui-même.
Deuxième constat. En paraphrasant Lacan [1], on peut aussi constater que les représentations culturelles et les langues échappent au sujet car elles le précèdent mais en même temps les rapports qu'il entretient avec elles constituent tout à la fois sa singularité de sujet et ses appartenances socioculturelles. Cette caractéristique n'implique pas les mêmes effets selon que les locuteurs appartiennent ou n'appartiennent pas au même réseau symbolique. Au-delà des sujets qui les énoncent, les mots ne renvoient pas seulement à des objets, à des états, à des notions etc., ils véhiculent aussi des représentations collectives du monde. Il arrive donc de ce fait qu'une bonne traduction puisse être une mauvaise transmission ou pour le moins puisse priver celui qui écoute d'une dimension linguistique et/ou culturelle. Par exemple une patiente algérienne nous est envoyée par un service de rhumatologie qui l'avait rencontrée pour des douleurs articulaires. Cette patiente expliquera en arabe qu'elle a mal aux articulations ( francisé : mafasel) et la médiatrice-interprète expliquera que ce mot renvoie aussi en arabe à "séparation" (fasala). Cette association renvoie à une représentation de l'articulation différente du français qui renvoie plutôt au lien, à la jonction. Cette "discussion" sur la traduction (traduite à la patiente) entraînera un discours sur la séparation d'avec sa famille encore en Algérie et de surcroît une amélioration considérable de ses douleurs articulaires. Nous décrirons plus loin d'autres exemples de problèmes liés à la traduction de représentations culturelles.
Troisième constat. Les personnes ou les familles que nous rencontrons s'expriment toujours dans un contexte difficile et parfois même dramatique. Derrière les migrations, sous une forme ou une autre, il y a souvent la violence. Violence déclinée par la guerre voire le génocide, la pauvreté, la dictature, l'exode forcé, le déracinement des liens affectifs. A l'arrivée dans le pays d'accueil, généralement par ignorance, déni, peur du changement et de l'inconnu, toutes ces douleurs sont accueillies avec un éventail qui se déploie de l'indifférence à l'hostilité manifeste [2] en passant heureusement parfois par l'empathie et l'hospitalité. Les paroles et les discours tenus par les migrants doivent donc être entendus au-delà de leurs apparences et de leurs effets immédiats. Dans un grand nombre de cas, parler peut être vécu comme un acte dangereux car tenter de passer inaperçu a été une "stratégie" de survie. Ce fut notamment le cas des réfugiés du Sud-Est asiatique il y a quelques années et c'est encore le cas d'Africains victimes de conflits et de guerres civiles. A une autre échelle, mais dans un contexte qui contient aussi son lot de situations dramatiques, il y a tous les cas de personnes attendant leur régularisation, ceux qui ont dissimulé leur âge véritable, ceux qui sont victimes ou opposants de régimes politiques que la France reconnaît comme légitimes, bref tout un ensemble de personnes dont la parole n'est pas libre.
Ces trois constats suffisent à expliquer que nous ne sommes pas dans une situation classique de traduction. Les passages d'une langue à une autre doivent être médiatisés afin de prendre en compte l'influence de variables particulières. C'est ainsi, et bien avant que le terme de médiateur ne devienne à la mode, que nous l'avions préféré à interprète ou traducteur. Nous appelons médiateur interculturel la personne qui nous aide à poursuivre ces objectifs.
Fonctions du médiateur interculturel.
Les constats précédents impliquent de distinguer au moins deux fonctions principales, même si dans la pratique ces deux fonctions sont plus ou moins intriquées.
- La première fonction est celle d’interprète; elle se situe donc au niveau linguistique.
- La seconde fonction est celle d’être un « pont » reliant deux mondes culturels.
L’importance de celle-ci est devenue manifeste à partir du moment où les flux migratoires se sont progressivement diversifiés. Lorsque ces derniers étaient massivement d’origines européennes la distance linguistique était le problème essentiel. Avec l’arrivée de migrants non-européens les problèmes d’acculturation sont devenus plus complexes. Les discours sur les migrations sont construits avec tant d'erreurs et de préjugés qu'il nous paraît nécessaire de rappeler quelques données chiffrées (source INSEE). Entre 1954 et 1990, le pourcentage des migrants d'origine européenne est proportionnellement réduit de moitié : il passe de 81,1% à 40,7%. Parmi eux, en 1954, les seuls ressortissants italiens représentaient 28,7%. Contrairement à une idée répandue par les mouvements xénophobes, cette proportion d'étrangers n'a jamais été dépassée par les migrations maghrébines (Algérie, Maroc, Tunisie confondues), lesquelles ont culminé à 38,8% en 1982. Un autre "fantasme" est celui qui laisse croire à la progression continue des flux migratoires : en effet depuis 1982 non seulement la part des étrangers dans la population active va en diminuant mais le "pic" de 1982 était à peine supérieur à celui de 1926. La complexité des problèmes d'acculturation s’explique notamment par les différences entre systèmes de parenté, conceptions religieuses, systèmes éducatifs, places respectives de l’homme et de la femme etc. D’une manière plus générale cette complexité s’explique par les distances entre représentations et pratiques culturelles. Ce dernier niveau est précisément celui dans lequel la fonction de médiateur interculturel prend son sens.
Bien entendu ces différences et ces distances doivent être modulées par de nombreuses variables, ne seraient-ce qu'avec les diverses configurations générées par les relations historiques. Il est aussi nécessaire de distinguer entre les dimensions culturelles et les dimensions sociales. comme nous avons déjà eu l'occasion de le souligner "les approches interculturelles ne doivent pas être les alibis de difficultés et de problèmes qui relèvent plus de la précarité sociale et économique que des différences culturelles. Les écarts entre classes socio-économiques sont à beaucoup d'égards souvent plus importants que les écarts entre communautés culturelles".
Rôles du médiateur interculturel.
Dans le souci de l’intégration, et non de l’assimilation (voir précisément les définitions en cliquant ici - ouverture d'une nouvelle fenêtre), le médiateur est celui qui rend compréhensibles, de manière bilatérale, les représentations culturelles, les valeurs et les normes qui y sont associées. Pour ce faire, il a pour rôle de les révéler, de les expliquer, de les mettre en relations. Ce rôle est exercé à l'intérieur d'un cadre défini et d'un dispositif sur lesquels nous aurons l'occasion de revenir. Quelques exemples :
- Une assistante sociale s’étonnait que M. Y ait épousé d'une manière singulière la soeur de sa femme décédée. Ici le médiateur expliquera que c’est une règle morale dans sa culture et qu’elle est très respectée. Cette pratique d’alliance est désignée en ethnologie sous le nom de sororat. Que cette modalité de mariage puisse nous étonner ou nous indigner est un autre problème : au point qui nous occupe ici il s'agit seulement de montrer que la médiation donne un sens à pratique qui avait suscité beaucoup d'incompréhension, de malentendus et même de suspicion.
- Un médecin de Protection Maternelle Infantile ne comprenait les raisons de la réticence d’une future maman à parler de sa grossesse. Le médiateur expliquera que dans la culture originelle de sa compatriote il est tabou de parler d’un enfant à naître. Par son intermédiaire le médecin fera expliquer le sens de ses questions et la notion de protection. Cette notion, la future mère peut l’intégrer puisque c’est justement « par protection » de l’enfant qu’elle se refusait à parler.
- Un enseignant s’interrogeait sur le fait qu’après avoir demandé à rencontrer les parents d’un élève, il avait été en relation avec un oncle de ce dernier. Là, le médiateur expliquera que cette famille vient d’une culture dans laquelle le frère de la mère est « responsable » des enfants de ses soeurs. Cette particularité se retrouve notamment dans la parenté dite matrilinéaire. Mais lors d’une rencontre ultérieure entre l’oncle, l’enseignant et le médiateur, ce dernier expliquera à l’oncle que l’enseignant comprend son intérêt mais que les lois françaises désignent les parents dans ce rôle et qu’il souhaiterait qu'il use de sa responsabilité pour l'expliquer à son beau-frère.
Un autre rôle du médiateur, peut-être moins évident, est celui d’être parfois un « modèle transitionnel ». Nous entendons par là que celui-ci peut représenter pour la personne en difficulté un modèle auquel elle puisse s’identifier. Par exemple :
- Mme H. en grande difficulté psychologique et sociale depuis plusieurs années restait enfermée dans une position traumatique due à un exil consécutif à la guerre. La présence d’un médiateur qui avait lui-même éprouvé les violences, les camps de réfugiés etc. permit à Mme H. de raconter et d’élaborer son histoire dans un climat pouvant contenir et libérer des émotions intenses liées à la mort de ses proches, aux tortures, à la famine etc. Cette expérience a certainement contribué au fait qu'elle retrouve des possibilités d'envisager un avenir et de s'insérer dans les mois qui ont suivi dans un parcours de réinsertion sociale et professionnelle.
Comment devient-on médiateur interculturel ?
L’association Géza Róheim a mis en place depuis de nombreuses années un protocole de formation comprenant plusieurs étapes associant théorie et pratique.
La personne susceptible de devenir médiateur doit maîtriser parfaitement la langue française et la langue pour laquelle nous l'avons contactée. Elle doit bien entendu manifester un intérêt personnel pour notre travail, une capacité à pouvoir être confrontée à des situations difficiles, la possibilité d'une certaine mise à distance à reconnaître et à exprimer ses propres représentations culturelles. Ces qualités sont en quelque sorte des pré-requis dont on peut se faire une idée dans une première phase d'entretien. Nous expliquons toujours dès la première rencontre quelles sont nos positions idéologiques, nos références et nos pratiques. Nous accordons toujours ensuite un délai de réflexion afin que la personne puisse manifester son engagement.
Dans un second temps nous lui demandons de participer comme observateur à plusieurs consultations. Ce moment est important car il permet au futur médiateur d'appréhender directement le dispositif technique, les effets de groupe, les problèmes de traduction, l'impact des souffrances des consultants etc. C’est seulement à l’issue de ce premier « cursus » que nous lui proposons alors de devenir médiateur. Bien entendu, s’il s’avère que la personne ne convienne pas à nos exigences après un certain exercice, nous interromprions le processus.
De plus, au-delà de ces étapes et de manière continue, nous avons mis en place un programme de formation spécifique. Ce programme dont chaque session se déroule sur une demi-journée vise à initier (ou à parfaire) les médiateurs à des concepts, des méthodes relevant de l’approche interculturelle et plus globalement de l’anthropologie et de la psychologie. Par exemple et depuis années ont été abordés des sujets aussi divers que le développement de la personnalité, l'étude de la parenté, les croyances, des notions de psychanalyse, le droit de la famille au Maghreb, les notions fondamentales de la linguistique etc. Dans la réalité un grand nombre des médiateurs est déjà spécialisé en psychologie, en sociologie, en ethnologie, en linguistique etc.
Les champs d’intervention
Les médiateurs sont amenés à intervenir dans des secteurs variés : psychiatrie, médecine (de soin et de prévention), psychologie scolaire, milieux socio-éducatifs et judiciaires, formations de divers acteurs sociaux et administratifs (puéricultrices, agents de l'ANPE etc.).
Dans chacun de ces secteurs les interventions peuvent très diversifiées. Dans le champ scolaire par exemple nous avons : - assuré des consultations familiales suite aux difficultés d’un enfant, - assuré la présence de médiateurs auprès de psychologues scolaires, - permis des rencontres entre des écoles et des parents, ou de manière plus formelle : - assuré la présence d’un médiateur lors d’un conseil de discipline, - assuré une formation interculturelle à des directeurs d’école. (Cliquez ici pour avoir une idée des formations proposées - ouverture dans une autre fenêtre)
Les interventions peuvent concerner des personnes isolées ou des groupes mais autant les personnes en difficultés que celles qui interviennent auprès d’elles. D’une manière plus générale notre champ d’action s'étend à tous problèmes de communication dans lesquels interviennent des facteurs culturels. Cette ambition n’est pas seulement pragmatique et efficace. Elle contribue aussi à rapprocher les hommes au lieu de les isoler dans des aires culturelles, au propre et au figuré, qui sans cela n’ont de cesse que de trouver leurs limites d’exclusion et d'effacer la richesse de la diversité culturelle.
psychothérapie, ethnopsychiatrie, ethnopsychologie, ethnologie, psychiatrie transculturelle, psychanalyse, anthropologie