Part 2

Kardiner, Boas, Linton, Mead et Bateson, Mead, Benedict, Cora Du Bois

 
 
 

Au cœur du débat 'nature versus nurture' : Margaret Mead


24 ans, 1,59 mètre, 44 kilos : Margaret Mead

Autoportrait réalisé à treize ansConnaissant l'intensité de la vie de Margaret Mead, on a quelque peine à imaginer la jeune fille fragile qu'elle fut prenant un train pour aller de Philadelphie à San Francisco, laissant sur le quai sa famille et son mari Luther Cressmann, première étape d'un long voyage vers les Iles du Pacifique. D'autant plus, comme elle le dira elle-même, que « je n'étais jamais allée à l'étranger, je n'étais jamais monté sur un bateau, je n'avais jamais parlé une langue étrangère ni n'étais jamais non plus descendue seule dans un hôtel. En fait, je n'avais jamais vécu seule un seul jour(1980 : 9) La suite, sa vie toute entière, montrera que cette fragilité n'était qu'apparente. Il faut dire que Margaret Mead a bénéficié dès sa naissance d'un cadre familial particulièrement chaleureux, cultivé et solide. Elle-même écrira : « J’avais été désirée. J’étais le premier enfant et je fus très aimée. » (Mead, 1972). Aînée d'une fratrie de cinq enfants, "Punk" [6], tel était le surnom que son père lui donna, reçut une éducation progressiste dont l'influence fut décisive tout au long de sa vie. Progressiste car les parents de Margaret, eux-mêmes enfants de directeurs d’école dans l’Ohio, pensaient que les problèmes de la société pouvaient être résolus grâce aux sciences sociales.

De fait, l'éducation de leurs enfants était réfléchie jusque dans les détails de la vie quotidienne. Ainsi à côté des acquisitions classiques, la mère de Margaret pensait qu'il était nécessaire d'apprendre "un métier manuel" : vannerie, dessin, travail du bois etc. faisaient partie des apprentissages. Dans son autobiographie, Blackberry winter, en français, Du givre sur les ronces, Mead raconte une anecdote significative des attentes de sa mère : « Il m’a semblé que je la décevais quand, des années plus tard, elle a découvert quel piètre découpeur de canard je faisais lors d’un dîner de Noël chez elle à New York[7]. La vie intellectuelle était tout autant valorisée, ce qui n'est guère étonnant quand on sait que Edouard Sherwood Mead et son épouse Emily Fogg Mead étaient tous deux sociologues, lui enseignant plus précisément l’économie à l’Université de Pennsylvanie. Il ne faut surtout pas oublier Martha Adaline Ramsay Mead (1845-1927), la grand-mère paternelle, veuve et ancienne institutrice, qui vivait sous le même toit et qui s'occupait activement de l'éducation de ses petits-enfants.

Lorsque l'on parcourt la biographie de Margaret Mead, il est un fait qui retient l'attention : l'importance des notes. Mead notait tout et ses écrits mis bout à bout seraient considérables mais il s'agit autant d'une caractéristique familiale que personnelle. Lorsque Emily apprit qu'elle était enceinte, elle nota au quotidien ses pensées et ses humeurs. Elle poursuivit cette tâche après la naissance de Margaret le 16 décembre 1901, notant jour après jour ses observations sur le comportement de sa fille. Sur ce seul sujet, il n'en existe pas moins de treize cahiers. Martha Mead, autant grand-mère que professeur, faisait de même, en notant plus particulièrement les faits relatifs à l'éducation et aux apprentissages. Elle encouragea Margaret à noter ses observations sur le développement de ses sœurs et celle-ci le fit consciencieusement. Lorsque Emily faisaient ses enquêtes sociologiques sur les familles migrantes italiennes, elle emmenait sa fille qui prenait des notes. On peut dire, en souriant, que Margaret Mead ne fut pas seulement une des plus célèbres ethnologues, elle fut aussi certainement une des plus précoces. Au-delà de ses écrits anthropologiques, Mead écrivit toute sa vie : journaux intimes, poésies, pièces de théâtre et cela est sans compter les innombrables conférences qu'elle donna sur tous les continents, principalement à partir de 1945. En effet, la période de la seconde guerre mondiale marqua un tournant dans sa carrière professionnelle, la frêle anthropologue partant seule pour les Iles Samoa en 1925 céda définitivement la place à un célébrité reconnue dont les opinions sur les faits de société faisaient autorité jusque dans la sphère politique et dont les média s'arrachaient les interventions.

Les enjeux de la première mission de recherche

L'objectif principal de ce voyage d'étude avait en quelque sorte était commandé par Franz Boas : quels sont les déterminants biologiques et culturels de la crise d'adolescence ? La conclusion sera sans appel : les troubles de l'adolescence ne sont aucunement déterminés biologiquement et les facteurs culturels suffisent à en rendre compte. Plus en profondeur encore, les caractéristiques apparentes de la différence des genres sont elles aussi déterminées par les modèles culturels et que les rapports à la sexualité peuvent présenter des variations oscillant entre une sexualité réprimée, honteuse et coupable et une sexualité permise et épanouie. Affiche sur TahitiComing of age in Samoa (1928) expose cette étude avec un tel talent que cet ouvrage deviendra rapidement un best-seller. Il faut dire, comme le rapporte Wilton S. Dillon que « Mead écrivait parfois deux versions du même sujet, l’un pour les spécialistes et l’autre pour le grand public. Par exemple, Adolescence à Samoa a été suivi de The social organization of Manu’a. »(2000). Les lecteurs français sont quant à eux dans une situation particulière : en effet, Coming of age in Samoa (1928) est associé à Sex and temperament in three primitive societies (1935) et devient l'ensemble (1963) dans lequel les deux livres initiaux sont présentés du plus récent au plus ancien. Ils sont traduits par Trois sociétés primitives de Nouvelle-Guinée et Adolescence à Samoa. Si cela ne devait suffire, l'édition de poche imprimée en 2001 porte un bandeau pour le moins racoleur Au cœur des sociétés traditionnelles des Iles Samoa et de Nouvelle-Guinée.[voir documents] Il est fort probable que la manière française de présenter Mœurs et sexualité en Océanie a participé à sa façon à créer le mythe occidental de la sexualité polynésienne, titre d'un livre remarquable sur ce thème de Serge Tcherkézoff.

« Le village s'éveille avec l'aurore. Les nuits, cependant, où la lune brille jusqu'au lever du jour, on entend, juste encore avant l'aube, les cris des jeunes gens au flanc de la montagne. Ils se hâtent d'achever leur travail, et s'interpellent à pleine gorge pour se donner courage dans l'ombre peuplée de fantômes. Les premières lueurs du jour descendent sur les toits fauves. Les sveltes cocotiers se profilent sur une mer miroitante, sans couleur. De l'abri des pirogues échouées, ou sous les palmiers, les amoureux se séparent et rejoignent furtivement leurs cases respectives : le jour doit trouver chacun à sa place attitrée. Les coqs chantent, comme par habitude; des arbres à pain jaillit la note aiguë d'un oiseau. Le grondement obstiné du récif semble baisser d'un ton devant les bruits du village qui s'éveille. Un bébé vagit, bientôt calmé par le sein d'une mère ensommeillée. Impatients, de petits enfants se glissent de leur lit et, encore somnolents, descendent se débarbouiller à la mer. Des garçons, qui ont con­venu d'une partie de pêche matinale, rassemblent leur attirail et vont réveiller leurs camarades attardés. Des feux s'allument, çà et là, leur fumée blanche à peine visible dans la pâleur de l'aube. Le village tout entier s'arrache au sommeil, s'ébroue, se frotte les yeux et s'achemine vers la plage. « Talofa! Talofa! Ce voyage est-il pour aujourd'hui? Est-ce la bonite que va pêcher votre seigneurie? » Des filles s'arrêtent, et l'on entend de petits rires : un propre à rien s'est dérobé cette nuit à la poursuite d'un père outragé, et, sûrement, la fille en sait plus long là-dessus qu'elle ne le dit. Un garçon reçoit les moqueries d'un autre, qui lui a succédé dans les faveurs d'une fille ; ils se collettent et l'un d'eux glisse dans le sable mouillé. A l'autre bout du village, on entend un cri perçant, prolongé. Un messager vient d'arriver et annonce la mort de quelque parent habitant un autre hameau. Des femmes flânent, encore à moitié vêtues, leur poupon au sein, ou à califourchon sur la hanche. Elles s'interrompent un instant, se demandent qui est mort, puis reprennent leur histoire : ne dit-on pas que Losa a quitté la maison paternelle et s'est réfugiée chez son oncle, plus accueillant ? »

Extrait du chapitre II : Une Journée aux Samoa

Malgré son jeune âge, Margaret Mead n'a pas débarqué aux Îles Samoa en terra incognita. Avant de partir, elle avait déjà commencé son mémoire de doctorat, An Inquiry into the Question of Cultural Stability in Polynesia, travail qu'elle révisera après son retour mais dont il suffit de consulter le sommaire pour constater sa connaissance des cultures polynésiennes. Elle y étudiait les constructions de canoës, de maisons et le tatouage dans cinq sociétés : hawaïenne, marquisienne, "maori", tahitienne et précisément samoane. C'est avec ce travail qu'elle obtiendra son Ph.D. en 1929. D'autre part, Margaret Mead inscrit naturellement ses recherches dans ce que les Américains appellent le débat Nature versus Nurture, débat toujours en cours et que les Européens ont plutôt pensé dans la bipolarité Nature - Culture. Nurture veut d'abord dire nourriture mais il est utilisé ici par extension, ce que l'on reçoit, ce que l'on acquiert par opposition à ce qui est inné ; éducation, instruction, discipline, nursing etc. Nous retrouvons ici les différences culturelles entre la pensée américaine tournée vers le pragmatisme et l'utilitarisme et la pensée européenne tournée vers les représentations et le goût du conceptuel. Nurture permet de catégoriser, d'observer, de recueillir des données etc. car le concept s'inscrit dans le manifeste alors que Culture reste un signifiant flottant, non seulement dans le champ de ses définitions possibles mais aussi dans celui de ses usages.

Pour Margaret Mead, c'était peut-être moins le cas pour Ruth Benedict mais ce le sera beaucoup pour Kardiner et Linton, l'anthropologie culturelle doit pouvoir être utile à la société américaine. Dès Adolescence à Samoa, deux chapitres entiers aux titres évocateurs traitent de cette question, L'éducation occidentale et l'exemple samoan et Pour une éducation libérale. A ma connaissance, aucun ouvrage ethnologique français ne pourrait contenir : « Nous avons comparé, point par point, notre civilisation à celle, moins complexe, des Samoans, dans le dessein d'éclairer d'un jour nouveau nos propres méthodes d'éducation. Quittons maintenant les Samoa et n'en retenons que cette leçon essentielle pour nous: l'adolescence n'est pas nécessairement une période tendue et tourmentée; l'influence du milieu culturel et social est déterminante. Est-il possible, partant d'une telle donnée, de parvenir à d'utiles, conclusions en ce qui concerne l'éducation de nos adolescents? ».

Les mêmes interrogations sur d'autres terrains

Le mariage avec Luther Cressmann [8] ne résista pas "à la sexualité en Océanie" et au charme de Reo Fortune [9], psychologue néo-zélandais, avec lequel Margaret Mead fit la traversée de retour des Samoa. Après s'être mariés à Auckland Margaret mead sur un bateau avec des enfants manus - 1928en 1928, le nouveau couple partit en mission dans l'archipel de Bismark, dans les îles de l'Amirauté, parfois appelées Manus, nom de l'île principale. Ils s'établirent dans le village de Pere ; Fortune étudia la religion et Mead dirigea ses recherches sur le développement et l'éducation des enfants. Les résultats furent publiés en 1930 dans Growing Up in New Guinea, ouvrage traduit en français sous le titre Une éducation en Nouvelle-Guinée. Mead recueillit des milliers de dessins d'enfants et appliqua même des tests à partir de taches d'encre. A ses propres dires, ce fut la meilleure mission de sa carrière. Un article de 1932, Child Thought and Culture présenté comme  une recherche sur la pensée d'enfants primitifs en référence avec le stade de l'animisme (trad. pers.), s'oppose à la théorie de Jean Piaget considérant que le développement psychologique de l'enfant passe par une phase animiste dans la construction du réel. En effet, selon Mead les enfants manus ne manifesteraient jamais des expressions animistes ; leurs dessins et leurs interprétations des taches d'encre renverraient systématiquement à leur monde environnant. Son point de vue n'est guère convaincant, ne serait-ce que méthodologiquement. Par exemple, les dessins de nos propres enfants, à moins qu'on ne leur demande expressément de le faire, sont tout autant des représentations de leur environnement que ceux des enfants manus. D'autre part, la majorité des dessins que Margaret Mead présente sont l'œuvre d'enfants d'un certain âge qui, dans la conception piagétienne, auraient dépassé les stades incriminés.

Les missions de Margaret Mead

Samoa Manus (îles de l'Amirauté - Nouvelle-Guinée) E-U (Indiens Omaha)

Sépik (Nouvelle-Guinée (sociétés Arapesh - Mundugumor - Chambuli)) Bali (Indonésie)

Sépik (Nouvelle-Guinée (soc. Iatmuls) fin de la période "indo-océanienne"

Comme nous l'avons déjà noté pour ses travaux samoans, Margaret Mead publia aussi des travaux à l'adresse des spécialistes. Ainsi, en parallèle du médiatique Growing Up in New Guinea Mead rédigea en 1934, Kinship in the Admiralty Islands. En 1931, après un retour aux États-Unis et un travail auprès des Indiens Omaha, Mead et Fortune s'embarquèrent pour la Papouasie-Nouvelle-Guinée, plus précisément dans la région du Sépik. D'une certaine manière, Margaret Mead reprit la direction de recherche particulière initiée par Boas et Benedict, elle y étudia la question des genres et de la sexualité dans l'esprit du problème nature versus nurture. « L'objectif essentiel de mes recherches en Nouvelle-Guinée était, on s'en souvient, d'une part de découvrir dans quelle mesure les différences de tempérament entre les sexes sont innées et jusqu'à quel point elles sont déterminées par la société, d’autre part d'examiner, dans le détail, les mécanismes d'éducation qui leur sont associés(p.132 vers. fr) Comme nous l'avons précédemment noté le fruit de ce travail,  Sex and temperament in three primitive societies, constitue dans la version française la première partie de Mœurs et sexualité en Océanie. Encore une fois, il en existera une version plus "technique", Male and Female (1949). Ces travaux sont organisés à partir de trois sociétés :

  • les Arapesh des montagnes,

  • les Mundugumor, des riverains du Yuat,

  • les Chambuli, une tribu lacustre, aujourd'hui Chambri.

Autant annoncer d'emblée la conclusion générale : « les traits du caractère que nous qualifions de masculins ou de féminins sont, pour nombre d’entre eux, sinon en totalité, déterminés par le sexe d’une façon aussi superficielle que le sont les vêtements, les manières et la coiffure qu’une époque assigne à l’un ou l’autre sexe. » ( p.219 vers. fr) Ainsi les trois sociétés précédentes illustreraient des modalités bien différentes de patterns psychologiques et de  "genres". Les Arapesh, tant les femmes que les hommes, sont aimables, responsables, solidaires alors que les Mundugumor, appelés aujourd'hui Biwat, tant les hommes que les femmes, sont violents, agressifs, à la recherche constante de positions de pouvoir et de domination. Les Tchambuli quant à eux distinguent nettement les rôles masculins et féminins. Les femmes y sont dominantes et autoritaires (managerial, écrit Mead) alors que les hommes sont émotionnellement dépendants et moins responsables. On devine qu'avec ces trois sociétés, Margaret Mead fait jouer et déplacer les stéréotypes donnés aux hommes et aux femmes de notre propre société pour en démontrer la relativité des rôles, des statuts et des fonctions.

Des interprétations à nuancer

Cependant, ses propres écrits laissent deviner une ambivalence et une complexité qui sont absentes de ses conclusions et surtout des descriptions ultérieures reprises sans cesse dans la littérature pour exposer les travaux culturalistes. Ainsi les Arapesh [10] ne forment pas qu'une société pacifique et harmonieuse : ils ont Peinture de Yeshimba - Mundugumor - 1932aussi leurs problèmes. Mead décrivant l'institution du mariage, leur idéal de la vie sexuelle, note par exemple : « Coucher avec une étrangère est périlleux : autant abdiquer une partie de soi-même entre les mains des sorciers » ( p.90 vers. fr)  ou encore un père dit à son fils :  « Si tu rencontres une femme étrangère, ne t'arrête pas pour lui parler. En moins de rien, elle t'aura saisi par les deux joues, ta chair tremblera, tu seras sans force, et les sorciers s'empareront de toi. Tu mourras jeune, tu ne vivras pas assez longtemps pour avoir des cheveux gris( p.93 vers. fr). Le recours à la sorcellerie et à la magie, le recours à "ceux des plaines" pour accomplir les vengeances, sont bien quelques-uns des indices qui laissent penser que ceux pour qui « le monde est un jardin que l'on se doit de cultiver » négocient aussi avec l'ambivalence des sentiments même si les conflits ne sont guère manifestes. Par contre, il est vain de chercher dans le travail chez les Mundugumor le moindre trait pouvant les rendre sympathiques. Margaret Mead  a complètement adhéré aux recommandations des vieillards arapesh :  « Vous remontez le Sepik, vous allez trouver des gens sauvages, des mangeurs d'hommes. Vous emmenez avec vous quelques-uns de nos garçons. Soyez prudents. Ce que vous avez vu parmi nous ne doit pas vous aveugler. Ils sont d'une autre espèce, vous verrez ! » Pour Mead, les Mundugumor resteront à jamais des cannibales et des chasseurs de têtes pour lesquels les sentiments d'hostilité envers la nature et les autres hommes sont le cœur et le fondement de leur tempérament et de leur organisation sociale. On notera d'ailleurs que cette image est toujours accolée dans les représentations sociales occidentales à l'ensemble des "Papous", encore décrit en 2007 dans un reportage télévisé comme des "farouches guerriers" et les "derniers primitifs".

 
          Nous reprendrons une remarque déjà faite pour les travaux de Ruth Benedict, la question du culturalisme a pris une telle dimension qu'elle a fait écran aux aspects proprement ethnographiques du travail de Margaret Mead car il est de fait que ces travaux recèlent aussi une mine d'informations sur les sociétés étudiées. Quoiqu'il en soit, au-delà des quelques caricatures et simplifications, les travaux de Mead en Nouvelle-Guinée ont eu le mérite de rendre compte de la plasticité des personnalités et des sociétés humaines sans recourir à l'idéologie évolutionniste ou à un dogmatisme biologique qui ont longtemps (et peut-être de nouveau !) voilé et égaré beaucoup de positions scientifiques. Comme l'a écrit l'ethnologue Marc Abélès  « La reconnaissance de la pluralité des modèles a d’importantes implications en matière éthique et politique. Le culturalisme propose une remise en question méthodique de l’ethnocentrisme et du racisme. » (E.U.)

Nous avions signalé qu'une ébauche manuscrite de Patterns of Culture envoyé par Benedict à Mead avait incité cette dernière à rédigé un texte intitulé "Situation sommaire du problème personnalité et culture" (Summary Statement on the Problem of Personality and Culture) . Il est intéressant de remarquer sur l'une des feuilles tapées à la machine et présentée lors de la commémoration organisée par la Library of Congress une notation manuscrite  de Reo Fortune "I have nothing to do with this" (je n'ai rien à faire avec tout cela). Cette remarque est peut-être l'un des signes annonciateurs de la rupture prochaine du couple, d'autant plus qu'au même moment Margaret Mead avait déjà largement sympathisé avec Gregory Bateson qui, sur un terrain très proche, étudiait les Iatmul. Fortune et Mead divorceront en 1935 et l'année suivante Bateson et Mead se marièrent à Singapour pendant le voyage vers un nouveau terrain, à Bali.

Gregory BatesonGregory Bateson (9 mai 1904 à Grantchester (GB) – 4 juillet 1980 à San Francisco (EU)) doit son prénom à son père le célèbre généticien William Bateson qui le lui aurait donné en mémoire du fondateur de sa discipline, Gregor Mendel. A 20 ans, Bateson fit un voyage aux Iles Galápagos, certainement influencé par son grand-père, proche de Darwin mais il se tournera bien vite vers l'anthropologie plutôt que la biologie. En réalité, l'œuvre de Bateson se constituera aux intersections de nombreuses disciplines, ethnologie, éthologie, linguistique, cybernétique, psychiatrie, logique formelle etc. Cet ensemble est réuni dans ses travaux sur la communication développés dans la fameuse école californienne de Palo Alto.
C'est cependant comme ethnologue qu'entre 1927 et 1942, il partit sur différents terrains, d'abord chez les Baining en Indonésie et surtout chez les Iatmuls de Nouvelle-Guinée où il rencontrera sa première épouse, Margaret Mead. Entre-temps, le couple effectuera une mission de deux années à Bali, inaugurant là ce qui deviendra l'anthropologie visuelle. Deux notions devenues incontournables lui doivent leurs créations, la schismogenèse et l'hypothèse de la double contrainte (double-bind), reprise notamment dans la compréhension de la schizophrénie et dans les thérapies familiales.
Son oeuvre ethnologique est concrétisé dans un livre devenu un vrai classique, La cérémonie du naven et un film, Danse and Transe in Bali.

Vers une nouvelle ethnographie

L'expérience balinaise fut certainement celle qui apporta le plus de matériaux ethnographiques : près de 25000 photographies, des kilomètres de films, des milliers de pages écrites Wajang(notamment grâce à l'aide d'un informateur et traducteur de talent, Madé Kalér), des enregistrements innombrables d'entretiens, plus d'un millier d'objets d'art. Toute cette collecte était focalisée sur l'éducation, le maternage, la danse etc., en quelques mots, sur l'étude de l'influence de la culture sur la formation de la personnalité et du caractère. Parmi ces travaux, une attention particulière mérite d'être portée sur un document considéré comme fondateur de l'anthropologie visuelle, la fabrication des fameuses poupées appelées wajang en balinais. Les photographies permirent de montrer que cette influence ne se réduit pas à des considérations abstraites (croyances, coutumes etc.) mais qu'elle s'inscrit profondément dans le corps ; Mead et Bateson développeront par exemple la notion d'apprentissage visuel et kinesthésique. Un livre rendra compte de ce travail, Balinese Character: A Photographic Analysis (1942) et un film devenu classique, Trance and Dance in Bali (1952).

Mario enseignant Dewa P. Djaja de Kedere à danser. Tabanan, Bali, 1936

Mario enseignant Dewa P. Djaja de Kedere à danser. Tabanan, Bali, 1936

Une nouvelle mission en Nouvelle-Guinée succèdera à celle de Bali, précisément là où le couple s'était connu, dans le Sépik. Bateson et Mead voulaient éprouver leur expérience sur un autre terrain mais en choisissant une société déjà connue de Bateson, les Iatmuls, société relativement proche de celles où Mead elle-même avait déjà travaillé. Mais viendra bientôt la seconde guerre mondiale qui créera une rupture dans la vie professionnelle de Margaret Mead ; elle continuera bien de travailler aux États-Unis, rédigera à partir de ses notes, utilisera ses compétences à la manière des consultants d'aujourd'hui et entamera une vie médiatique ponctuée d'interviews et de conférences sur tous les continents. La plupart des travaux de cette seconde époque seront dirigés vers les National Character Studies, c'est à dire vers l'application à des sociétés complexes, dont les États-Unis, de l'orientation générale qu'elle a toujours suivie en ethnologie. Dans ce cadre, ce serait plutôt le livre de Ruth Benedict intitulé Le chrysanthème et le sabre (1946) qui serait le plus exemplaire. Ce travail commandé à l'origine par le gouvernement américain avait pour objectif principal de comprendre les Japonais suite à la guerre qui les opposait. Nous sommes ici en train de quitter le champ de l'articulation psychologie - anthropologie pour un autre champ qui n'est pas dans nos objectifs d'explorer.

La « grand-mère du monde » selon le New York Times est morte 15 novembre 1978 dans le département de cancérologie de l’hôpital de New York. Depuis les années soixante, quelques voix s'étaient fait entendre pour critiquer les positions de Margaret Mead, estimant que ses compétences auraient du s'arrêter à l'ethnologie mais à l'inverse, ses engagements contre le racisme, ses plaidoyers pour l'éducation, la place de la Femme ou les drogues douces etc., en firent l'héroïne d'une grande fraction de la jeunesse. Cependant, cinq ans après son décès, en 1983, un anthropologue néo-zélandais, Derek Freeman, fit exploser une bombe "critique" dans le monde des anthropologues américains ; le titre explique tout, Margaret Mead and Samoa, The making and Unmaking of an Anthropological Myth. Cette remise en cause du travail de Mead est curieuse. En effet, Mead et Freeman s'étaient rencontrés en 1964 et avaient discuté de leurs travaux jusqu'à la mort de Mead. Elle avait répondu à certaines critiques qui portaient apparemment sur des détails en précisant qu'elle avait bien changé quelques données pour préserver l'anonymat de ses contacts : « The material of Coming of age iin Samoa is disguised in a variety of ways. My concern was to protect the identity of my subjects in every possible respect.... » (1968 - Manuscript division -Library of the Congress). Manifestement ces réponses ne suffirent pas à convaincre Freeman car son livre, et un autre en 1999, The Fateful Hoaxing of Margaret Meadargumentait que Mead s'était laissé "bernée" par ses informatrices dans une sorte de relations "parenté à plaisanteries", qu'elle ne connaissait pas suffisamment la langue, qu'elle avait sous-estimé les aspects agressifs, que la virginité restait un idéal etc. Il semble que Freeman ait lui-même sous-estimé le fait que deux générations séparaient les travaux de Mead et sa propre connaissance du terrain, que la christianisation forcenée des sociétés de ces régions fut et reste encore d'une influence considérable. Nous préférons renvoyer à un ouvrage déjà cité  Le mythe occidental de la sexualité polynésienne de Serge Tcherkézoff.

Les travaux de Ruth Benedict et de Margaret Mead furent catégorisés sous le terme de configurationnistes mais nous avons déjà mentionné que cet axe ne fut pas le seul à composer l'ensemble culture et personnalité, il y eut aussi l'axe représenté par les travaux de Kardiner et Linton. Nous croyons même que sans ces derniers le courant connu comme culturalisme n'aurait probablement pas vu le jour. En effet, Benedict comme Mead n'ont pas réellement élaboré un corpus théorique propre à la face personnalité de leurs approches, par contre leurs oeuvres provoquèrent et alimentèrent abondamment le courant culturaliste. Il est cependant un autre auteur dont l'influence fut prépondérante mais moins médiatisée que ses collègues, il s'agit d'Edward Sapir.

 Prochainement ...

 

 


Notes et documents


Sources documentaires :
- A l'occasion du 100ème anniversaire de la naissance de Margaret Mead, la "Library of Congress" a organisé une commémoration dont de très nombreux documents - manuscrits - objets - dessins - textes etc. - sont consultables sur son site à l'adresse : Margaret Mead
- Une carte des lieux cités de Nouvelle-Guinée, quelques illustrations, un texte etc. sont librement consultables à partir de la page Margaret Mead dans Les classiques des sciences sociales créés et animés par Jean-Marie Tremblay de l'U.Q.A.C. (Université du Québec à Chicoutimi) - retour -

[6] Une anecdote préfigurant peut-être l'importance de la question des genres dans la vie de Margaret Mead est la suivante : lorsque naquit Richard, son cadet de deux ans, le père nomma celui-ci "Boy-Punk", elle-même devenant "Original Punk". De ce fait, elle notera que c'était « une inversion du modèle habituel, selon lequel la fille est seulement une version femelle du véritable être humain, le garçon

[7] Wilton S. Dillon, Margaret Mead (1901–1978), dans Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée, Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation, vol. XXXI, n° 3, septembre 2000, p. 527-543

[8] Après des études littéraires, Luther Sheeleigh Cressmann ( 1897-1994) fut ordonné prêtre épiscopalien (branche américaine de l'église anglicane) mais il abandonna assez vite le sacerdoce pour devenir sociologue et archéologue. Il eut une remarquable carrière universitaire, d'abord à Columbia, ensuite et surtout à l'Université d'Oregon où il fonda un musée d'anthropologie et reçut les plus hautes distinctions.

[9] Si Reo Franklin Fortune (1903-1979) est bien connu pour ses travaux ethnologiques sur la culture mélanésienne effectués dans le cadre de l'Université de Cambridge puis de celle de Toronto à partir de 1941. On sait moins qu'il existe en mathématique l'hypothèse de Fortune (Fortunate's conjecture), hypothèse qui a à voir avec la théorie des nombres premiers. Fortune était certainement aussi original que M. Mead ; on raconte que suite à une dispute académique avec l'anthropologue McIlwraith, Fortune provoqua ce dernier en duel, lui laissant le choix d'une arme prise dans la collection du Royal Ontario Museum.
« In anthropology, Fortune, is, of course, one of the classics, but at least here in the US, is considered by most to have been quite unstable, possibly psychotic, or borderline thus. It is often said that his classic description of the Dobu reflected more about his own paranoias than about them. » [ Rapporté par le mathématicien Cyril Banderier dans une note de correspondance avec l'anthropologue Richard L. Warms citée d'un article "Fortunate and unfortunate primes : Nearest primes from a prime factorial"]

[10] Arapesh est le nom donné par Fortune et Mead car en réalité les Arapesh paraissaient ne pas avoir d'autonyme. Dans leur langue, arapesh signifie personne et/ou humain.

 

Bibliographie

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